La tentation de soumettre les réformes du Nouveau modèle de développement (NMD) aux desiderata du gouvernement ferait prendre au pays un risque démesuré de rupture durable, voire irréversible, du contrat de confiance entre l’État et les citoyens.” La sentence du Mouvement citoyen Damir est sans appel.
Association regroupant intellectuels, artistes et personnalités de premier plan tels que son président, le militant des droits de l’homme Salah Eddine El Ouadie, le sociologue Ahmed Assid ou encore l’économiste et membre de la CSMD Mohammed Benmoussa, Damir met les pieds dans le plat.
En publiant, le 21 février, un rapport comparatif entre le programme du gouvernement et le Nouveau modèle de développement (NMD), l’association démontre in extenso que l’Exécutif s’est grandement écarté des prescriptions d’une feuille de route pourtant commandée par le roi lui-même. Les membres de Damir déconstruisent en effet avec méthode les zones d’incohérences et “les grands oublis” qui émaillent le plan du gouvernement à l’aune d’un NMD proposant un ensemble “cohérent” de politiques publiques sur 15 ans.
En décembre 2021, à la lumière de la déclaration de politique générale d’Aziz Akhannouch, TelQuel s’était déjà interrogé sur le respect par ce gouvernement des recommandations émises par la CSMD de Chakib Benmoussa et était arrivé à une conclusion similaire. Mais le travail de Damir va plus loin encore.
En embrassant, sur 181 pages, une myriade de périmètres allant du mode de gouvernance à la répartition des richesses en passant par l’économie de rente, la somme publiée par Damir s’emploie, chiffres à l’appui, à traquer les sorties de trajectoire du gouvernement par rapport au NMD.
Parmi ces déviations, le rapport insiste sur un péché originel qui explique le gap en question, à savoir “le manque d’ambition” du gouvernement qui semble jouer petits bras au regard du cap que s’est fixé le NMD. Une pusillanimité qui devrait coûter 475 milliards de dirhams de PIB au royaume en 5 ans seulement.
Un gap béant
Si de prime abord, le chiffre semble disproportionné, Damir en propose une ventilation en se basant, entre autres, sur les hypothèses retenues dans la Loi de finances 2022 et en les matchant avec les projections du NMD. En se basant sur un taux de croissance moyen de 4 % jusqu’en 2026 versus un taux fixé à 6 % par le NMD, le gouvernement fait subir à l’économie un manque à gagner de 2 % de croissance annuelle.
Étalé sur les 5 prochaines années, et sur la base d’une inflation stable à 1,5 % par an, l’écart ressort à 475 milliards de dirhams, soit à peu près 40 % d’un PIB de référence annuel. Exprimé en termes de PIB/habitant en fonction d’une projection de la population issue du HCP, il en ressort que le citoyen marocain devrait perdre 12.634 dirhams en richesses créées sur la totalité de la mandature actuelle.
Certes, la roadmap du gouvernement pour 2022, faute de temps, a dû emprunter à un référentiel appartenant au gouvernement sortant, mais aux yeux de Damir, cela n’excuse guère les divergences et incompatibilités qui ressortent à plus long terme. D’année en année en effet, les écarts se creusent pour culminer à des niveaux de performances en 2026 jugées “trop modestes” par Damir.
Benchmark défavorable
Le “déficit saisissant d’ambition de l’Exécutif” selon Damir ne se justifie par aucune fatalité intrinsèque à notre économie. De fait, la plateforme rappelle que le Maroc a par le passé connu des épisodes de croissance beaucoup plus soutenus, en dépit de conjonctures parfois difficiles.
“Le retard de croissance économique, s’étonne Damir, est d’autant plus injustifié que le Maroc a déjà connu des périodes dynamiques où la progression annuelle du PIB a avoisiné les 5 %, et parfois même les a dépassés, en dépit de l’absence d’un nouveau modèle de développement et d’une transformation structurelle de l’économie nationale”.
Pour faire son entrée dans le cercle des pays émergents, le Maroc peut et doit viser plus haut selon Damir qui dresse une comparaison internationale jugée “en défaveur du royaume”. “La Turquie, et deux pays africains en développement, le Kenya et le Rwanda, ont démontré leur capacité à réaliser des taux de croissance très soutenus (parfois proches de +10 %) sur longue période”, conclut Damir.
Freakonomics
Outre “la modestie” de ses objectifs, le gouvernement est épinglé en raison de plusieurs incohérences, certaines confinant parfois à l’amateurisme. Damir relève ainsi une série d’erreurs dans la construction des données macroéconomiques du programme d’Akahnnouch. Celles-ci seraient de nature à “jeter le discrédit sur le sérieux des objectifs affichés par l’Exécutif”.
Première méprise : le gouvernement communique sur un taux de croissance annuel du PIB de 4% et l’associe à la création de 1 million d’emplois nets d’ici 2026. Une “impossibilité économique” selon Damir. Car historiquement, l’indicateur statistique croissance/emploi associe en moyenne une fourchette de 23.000 à 25.000 emplois à chaque point de PIB. Du coup, 4% de croissance annuelle devraient plutôt générer 500.000 emplois seulement.
Cette anomalie arithmétique avait été contredite par Aziz Akhannouch en début de mandat, le Chef du gouvernement arguant que dans le passé, le rapport 1% de PIB = 20.000 jobs ne s’est pas toujours révélé exact. “En 2016, avait-il rappelé, 36.000 emplois avaient été perdus malgré 1,1% de croissance enregistré, et en 2019, il y en a eu 63.000 de créés pour 2,6% de croissance”.
Selon Akhannouch, tout dépend de “la nature et de la qualité de l’investissement.” Il n’en reste pas moins que pour atteindre le million d’emplois en 2026, le point de croissance doit générer 50.000 postes de travail en CDI. Un pari audacieux pour user d’un euphémisme.
Où sont les femmes ?
Autre incohérence relevée par le rapport du mouvement Damir : le calcul un brin approximatif concernant le taux d’activité des femmes. Dans son programme, le gouvernement prévoit donc à la fois de créer 1 million d’emplois et de faire passer le taux d’emploi des femmes de 18,9 à 30%, sans trop s’attarder sur le modus operandi. Pour arriver à 30%, c’est bien simple, il faudrait mettre sur le marché du travail 11% de la population féminine en âge de travailler, soit 1,5 million de personnes.
Damir s’interroge : “Comment créer 1,5 million d’emplois rien que pour les femmes, au moment où l’économie nationale devrait créer globalement 1 million d’emplois nets pour toute la population masculine et féminine ?” Réponse : impossible.