Les assises de l'édition indépendante en 9 livres clés

L’édition indépendante, qui vient de tenir ses assises internationales à Pampelune, a dessiné sa feuille de route. Ses grands axes en quelques livres, ancrés dans l’ici et 
ouverts sur l’ailleurs.

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“La culture est plus que jamais nécessaire en ces temps de confinement”, explique Rachid Khaless. Crédit: DR

La déclaration des indépendants

Les 4èmes Assises internationales de l’édition indépendante, qui se sont tenues du 23 au 26 novembre dernier, ont réuni plus d’une centaine d’éditeurs à Pampelune (Navarre, Espagne) et plus de trois cents en ligne.

Ces membres de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, association fondée en 2002 qui rassemble plus de 750 maisons d’édition ou collectifs d’une cinquantaine de pays, dont cinq éditeurs marocains (Tarik, Le Fennec, Sirocco, Yomad et En toutes lettres), ont fait le point sur les mutations et les défis auxquels est confronté le secteur du livre (financiarisation, concentration, mutations technologiques) et rédigé une déclaration qui réaffirme leurs engagements résolument progressistes.

Le livre est en effet un bien commun, au cœur d’un projet démocratique, car il est un instrument d’émancipation pour les citoyens. L’édition indépendante se conçoit comme un écosystème inclusif, qui encourage et protège toutes les formes de création, tous les courants de pensée, et dans toutes les langues.

Sociale et solidaire, elle respecte le travail de toutes celles et ceux qui contribuent à la production des livres. Écologique, elle recherche les solutions les plus protectrices de l’environnement. Contre le free speech au nom duquel se multiplient les discours de haine, elle plaide pour le fair speech, expression équitable, et refuse toutes les formes de stigmatisation et de censure.

Le manifeste

Bibliodiversité. Le terme, proposé dans les années 1990 par des éditeurs chiliens, est au cœur du projet de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants. L’éditrice féministe australienne Susan Hawthorne a approfondi le concept dans son Manifeste pour une édition indépendante, publié en 2014 chez Spinifex Press et traduit en français, espagnol et arabe. La possibilité d’existence d’œuvres et d’idées est fortement liée aux conditions de production et, à l’heure du numérique, de la concentration et de la financiarisation grandissante du secteur du livre, la menace pour l’originalité et l’inventivité est réelle. Ce livre, d’une brûlante actualité, réfléchit à un nouveau modèle économique plus ouvert, plus inclusif, moins gaspilleur et d’une plus longue durée. Parce que le livre ne doit en aucun cas devenir un produit formaté.

AUSTRALIE

Bibliodiversité, manifeste pour une édition indépendante (2014), Susan Hawthorne, traduit de l’anglais par Agnès El Kaïm, Éditions Charles Léopold Mayer, 128 p., 120 DH

Traduit en arabe par Bilal Zaiter chez Elain Publishing (Égypte), Dar Al Farabi et Al Intishar (Liban), Atlas Publishing (Syrie) et Med Ali (Tunisie).

Décoloniale

Hannah Arendt et le judaïsme arabe

Figure majeure de la philosophie du XXe siècle, notamment pour sa réflexion sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt, qui refusait l’assignation identitaire, s’était inquiétée de ce qu’Israël cherche à légitimer son nationalisme dans le génocide commis par d’autres.

Mais pour l’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis, cette pensée brillante a un angle mort : Hannah Arendt oublie le judaïsme arabe. “Vous verrez dans ces pages que j’ai des choses à vous reprocher. Mais ce que j’ai lu de vous sonne en moi comme un appel à fouiller la mémoire, à lire l’Histoire à travers elle aussi pour aller de l’avant”, écrit-elle.

Dans cette lettre pleine d’admiration et de respect, elle s’interroge sur l’européocentrisme de la philosophe, à qui elle reproche de ne pas être allée au bout de sa logique universaliste. Elle fait le point sur la question israélo-palestinienne et s’interroge sur le devenir commun. Un livre pour sortir des tribus et des identités, mêmes plurielles, qui plaide courageusement pour l’écoute les uns des autres.

TUNISIE

Je vous écris d’une autre rive, lettre à Hannah Arendt, Sophie Bessis, Elyzad, 96 p., 180DH

Écologique

Pour une industrie éco-responsable

De sa fabrication à sa fin de vie, le livre est marqué par la surproduction et le gaspillage. Destruction de forêts primaires pour des monocultures d’eucalyptus, pilon de livres imprimés sans être lus, flux d’ouvrages générant des émissions de gaz à effet de serre… les acteurs de la chaîne en ont pris tardivement conscience, en raison de “la dimension immatérielle et symbolique du livre”.

Ce numéro de la revue Bibliodiversity présente les réflexions d’imprimeurs, d’éditeurs, de libraires et de distributeurs sur l’impact de leurs pratiques et leurs propositions d’alternatives pour “un écosystème durable”, à la fois social, décolonial et écologique. Des Caraïbes au Canada, et de France au Pérou, on pense à éviter les “livres-clones” surexploitant des filons, à produire “moins mais mieux”, et à penser écologie, proximité et lien social au quotidien… Une pensée dont nous ferions bien de nous inspirer. Car ici, peut mieux faire.

FRANCE

Les alternatives. Écologie, économie sociale et solidaire : l’avenir du livre ? (2021), Revue Bibliodiversity, n°6, Double Ponctuation / Alliance internationale des éditeurs

L’écoféminisme contre le mal-développement

Monopoles, idéologie de la croissance, destruction des économies de subsistance traditionnelles… depuis les années 1950, le néocolonialisme et le patriarcat vont de pair pour causer la dégradation de la nature et l’oppression des femmes.

La physicienne et philosophe indienne Vandana Shiva, prix Nobel alternatif en 1993, formule une critique de fond de ce “mal-développement” prôné par le modèle occidental, masculin et blanc. L’écoféminisme, inspiré des luttes paysannes porteuses d’alternatives, constitue une “réhabilitation du principe féminin” pour repenser la science, l’économie et le progrès. Cette réflexion qu’elle mène depuis trente ans est enfin traduite en français, qui ne manquera pas de rentrer en résonnance avec les expériences qui existent déjà au Maroc.

INDE

Restons vivantes, femmes, écologie et lutte pour la survie (janvier 2022), Vandana Shiva, traduit de l’anglais (Inde) par Agnès El Kaïm, Rue de l’échiquier, 432 p., 320 DH

Féministe

Viol,  la théorie, la souffrance

Une femme née en Afrique du Sud a plus de chances d’être victime de viol que d’apprendre à lire…” C’est sur ses mots que Michelle Hattingh entame la soutenance de sa thèse de psychologie, consacrée aux perceptions qu’ont les hommes du viol. Le soir même, elle fête son diplôme et sort se promener sur la plage avec une amie et toutes les deux sont agressées et violées. Elle réalise qu’elle est désormais “la fille qui a été violée”.

Dans ce récit poignant, l’autrice raconte le long chemin pour se reconstruire. Elle parle de la peur, de la difficulté à affronter le regard des autres, de se projeter dans une relation. Et elle raconte magistralement la différence entre un savoir théorique sur un sujet, et les savoirs intimes qu’on peut avoir de ce qu’on a vécu. Un livre essentiel.

AFRIQUE DU SUD

I’m the Girl Who Was Raped (2016), Michelle Hattingh, Modjaji Books, 200 p., environ 150 DH. Disponible en ligne sur www.africanbookscollective.com

Femmes, pouvoir et sexualité

C’était une révolution. Au point que Fatima Mernissi l’a publié, en 1982, sous le pseudonyme de Fatna Aït Sabbah, qu’elle a souhaité conserver de son vivant. La femme dans l’inconscient musulman déconstruit avec courage, sans tabou ni autocensure, l’ordre culturel musulman au nom duquel on discrimine les femmes.

Fatima Mernissi met fin à l’exclusivité masculine dans l’exégèse et fait le lien entre le politique et la sexualité et fait le parallèle entre “le discours érotique d’une part et le discours jurisprudentiel d’autre part”: si hommes et femmes sont égaux dans le culte, ces dernières disparaissent dès qu’il s’agit du pouvoir. À cet ordre masculin qui réduit la femme à un corps à l’exclusion de ses autres dimensions psychique, économique et intellectuelle, elle oppose l’amour, le désir et la sexualité.

La femme dans l’inconscient musulman (2021), Fatima Mernissi (Fatna Aït Sabbah), Le Fennec poche, 232 p., 30 DH

Commandez ce livre au prix de 30 DH, (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 06 71 81 84 60

Libre

Indépendant à tout prix

Pas de liberté d’éditer sans liberté d’expression, sans liberté de la presse ni sans libertés académiques. Pour le sociologue canadien Julien Lefort-Faveau, il n’est pas de démocratie sans écosystème sain du livre. Le livre, véhicule historique d’idées non conformes à l’ordre dominant, tire son sens de la communauté à laquelle il s’adresse et se doit de ménager des espaces de débat.

Les langues, les identités culturelles, la traduction… au cœur de l’édition indépendante sont donc autant d’éléments d’une diversité qu’il ne s’agit surtout pas de considérer comme une “valeur libérale se limitant à l’expression policée de différences, mais bien comme un combat contre la censure de paroles divergentes”.

Mais rendre cette indépendance possible, c’est, dans le combat entre les idées et l’argent, faire exister économiquement ces espaces. “L’indépendance est liée à une lutte contre le “conformisme intellectuel”, et l’indépendance politique (ou intellectuelle) et l’indépendance économique sont absolument indissociables.” Un passionnant livre d’enquête pour questionner et repenser le système.

CANADA

Le luxe de l’indépendance, réflexions sur le monde du livre (2021), Julien Lefort-Favreau. Lux Éditeur, 168 p., 180 DH

Social

Écrire, ensemble

“À celles et ceux qui souffrent de la maladie d’alcool”, l’écrivain français d’origine allemande Andréas Becker, qui a beaucoup travaillé sur l’addiction et la dépendance, offre ce roman participatif, issu d’une expérience d’édition inclusive. S

i le processus est courant dans des collectifs de témoignage, il l’est beaucoup moins pour l’écriture d’un roman. Pendant deux ans, six personnes anciennement dépendantes se sont rencontrées, ont construit la trame d’un récit, qu’Andréas Becker a rédigé, puis l’ont discuté chapitre par chapitre pour parvenir au texte final.

Rien n’est inventé, rien n’est gratuit, mais tout est toujours empreint d’une grande tolérance. Il ne s’agit pas d’un déballage écœurant d’un destin individuel, mais d’une recomposition dans la nécessaire tension d’un récit littéraire.” Un livre qui bouleverse, un livre pour aller débattre… et une expérience à dupliquer.

SUISSE

Alcool mon amour (2021), Andréas Becker, roman participatif, Éditions d’en bas, 256p., 260DH

Solidaire

Éditer, ensemble

À Château-Rouge, à Paris, Khadîja est mise au ban de la communauté malienne pour avoir une liaison avec un Blanc, et en avoir eu un fils. Elle écoute, se tait, jauge la concurrence des Européens et des Africains dans la bêtise et le racisme. Mais un jour, elle parle…

Le quatrième roman de l’écrivaine sénégalaise Khadi Hane (Denoël, 2011 et prix Thyde Monnier 2012 de la Société des gens de lettres) vient d’être réédité dans la collection Terres solidaires, simultanément en Algérie, au Burkina Faso, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Guinée Conakry, au Mali, au Maroc et au Togo.

Cette collection propose depuis 2007 des classiques et des textes contemporains d’auteurs africains, souvent publiés en France, pour les rendre accessibles sur le continent à un prix adapté au pouvoir d’achat de chaque contexte. Le catalogue propose des titres de Driss Chraïbi, Véronique Tadjo, Léonora Miano, Ken Bugul, Boubacar Boris Diop… Labellisée “Le livre équitable”, Terres solidaires mutualise les coûts, permet des économies d’échelle et des transmissions de savoir-faire, dans le respect de chacun.

SÉNÉGAL

Des fourmis dans la bouche (2021), Khadi Hane, Le Fennec, collection Terres solidaires, 186 p., 50 DH

Commandez ce livre au prix de 50 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 06 71 81 84 60