Sur la route : “Le voyage d’Ibn Fattouma” de Naguib Mahfouz

Naguib Mahfouz revisite la ‘Rihla’ d’Ibn Battouta dans une profonde fable politique et philosophique.

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Naguib Mahfouz (1911-2006), unique prix Nobel de littérature de langue arabe, est l’auteur d’une cinquantaine de romans et de nouvelles dont la Trilogie du Caire (Impasse des deux Palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, 1956-1957). Crédit: SCANPIX SWEDEN / AFP

Ce qui est vraiment nouveau, tu ne le trouveras pas dans les pays musulmans”. Très jeune, Qindil Muhammad al-Innabi constate la corruption et l’arriération de son pays natal, Dâr al-Islam, et reçoit cet avertissement de son précepteur, qui lui raconte ses voyages et lui en donne le goût.

Bouleversé par le remariage de sa mère et par le mariage contraint de sa propre fiancée avec le chambellan, il prend la route. “Devant moi s’ouvrait un espace sans limites pour l’espoir.” Sa destination finale ? Dâr al-Gabal, qui représente la perfection, mais dont nul n’est revenu…

Roman allégorique

Dans cette brève fable publiée chez Maktabat Misr en 1983, Naguib Mahfouz raconte le périple de son héros en sept étapes, dans des contrées aux noms hautement symboliques. Plus qu’un voyage à travers différents pays, Le voyage d’Ibn Fattouma se lit comme un voyage dans le temps.

C’est d’abord une traversée de la vie d’un homme, depuis son enfance dans le monde familial jusqu’à l’âge de l’introspection à Dâr al-Ghoroub, en passant par les étapes du désir, du mariage, de la paternité, de la séparation, de l’errance, du travail…

Le livre peut se lire aussi comme un résumé de l’évolution de l’humanité à travers les différents systèmes politiques. Il y a d’abord la société traditionnelle, fondée sur la famille et le commerce, puis le paganisme de Dâr al-Machreq, où l’on vénère la lune, l’absolutisme de Dâr al-Hayra, esclavagiste et arbitraire, la démocratie libérale de Dâr al-Halba, prospère et tolérante, la société communiste de Dâr al-Aman, avec son ordre strict et son souci de respecter la justice. Et comme idéal, partout, l’utopie inaccessible de Dâr al-Gabal.

Naguib Mahfouz met en scène un personnage curieux des spécificités de chacun des pays, à l’écoute des réponses de ses interlocuteurs et prêt à adopter la vie du lieu. Dans ces contrées sans cesse en guerre l’une contre l’autre, est posée la question de la liberté.

À Dâr al-Machreq, on considère que “la moitié des malheurs, si ce n’est pas la totalité, provient des entraves au désir”, et pas question de transmettre aux enfants une autre religion. À Al-Hayra, “notre dieu est le roi”, et être marié à une belle femme peut vous valoir vingt ans de prison.

À Al-Halba, la liberté est sacrée, et tant pis pour les pauvres et les délinquants “qui ne sont pas dignes” de cette responsabilité. C’est aussi le pays de la discussion libre et de la réflexion permanente: “Notre islam n’a pas fermé la porte de l’interprétation, et un islam sans effort d’interprétation signifie un islam sans rationalité”. Mais c’est aussi un pays prosélyte convaincu de représenter LA civilisation et d’avoir à la répandre dans le monde… Enfin, à Dâr al-Aman, la liberté est entravée par la propagande et les injonctions égalitaires.

On ne sait pas si Qindil a atteint Dâr al-Gabal, ses carnets s’arrêtent au pied de la montagne qui semble sans cesse plus lointaine. Car l’important, plus que la destination, c’est le voyage.

 

Dans le texte.

Dâr al-Halba

“- La vie de chaque peuple repose ordinairement sur une idée fondamentale ?

Il se redressa.

– C’est pour cela que les amoureux du savoir tels que toi nous demandent comment nous avons élaboré notre mode de vie.

– Et celui-ci a de quoi induire cette question.

– La réponse est toute simple : nous l’avons élaboré nous-mêmes.

Je l’écoutai en silence et avec attention.

– Aucun dieu n’y est pour quelque chose, dit-il. Notre premier penseur a eu la certitude que le but de la vie était la liberté, et de lui est venu le premier appel à la liberté, qui s’est transmis de génération en génération…

Il sourit, se tut afin que ses propos pénètrent bien dans mon esprit et reprit : Ainsi toute libération est considérée comme un bien et toute chaîne comme un mal. Nous avons fondé un système de gouvernement qui nous a libérés de l’asservissement, et nous avons sanctifié le travail afin qu’il nous libère de la misère, et nous avons fait des découvertes scientifiques afin de nous libérer de l’ignorance, et cætera… C’est un long chemin sans fin.”