“Le Silence des dieux”, de Yahia Belaskri : le drame de l’entre-soi

Le sixième roman de Yahia Belaskri interroge, à travers ce huis clos entre des villageois qui s’entre-déchirent, comment on peut sortir de l’humanité.

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A la Source des chèvres, “village sans jeunesse” à l’orée du désert, l’horizon est morne. Les adultes et les vieillards végètent, peu empressés de “s’inventer”, et profitent de la manne amenée ponctuellement par ceux qui sont partis en ville ou au-delà de la mer. Leur seul lien au monde ? Un car. Mais un jour, le car ne vient plus.

Au troisième jour, en l’attendant, Abdelkrim tombe sur des soldats en armes qui le tabassent. Plus d’école, plus de commerce. La peur s’installe. Abbas le Faune, homme vulgaire et brutal, insinue que cette situation est une punition visant “extirper quelque mauvaise graine”. Ainsi s’enclenche l’engrenage du crime.

En dix jours, Slimane et Aïcha, Abdelkrim et Badra, Baki et Setti, Djelloul et Rabia se retrouvent pris dans la tourmente infernale et le village à la tranquillité immémoriale se mue en une dictature où l’arbitraire, la fourberie et la servilité règnent. Si tous, maire, imam, commerçants, baissent la tête devant le riche Abbas, seul Ziani, le Fou, résiste. La découverte de ce qui se passe au marabout amène les femmes à relever elles aussi la tête.

Les liens invisibles

Yahia Belaskri s’est inspiré pour ce roman d’un événement qui a eu lieu en Amérique du Sud : la condamnation de tout un village à l’autarcie par le chef d’un groupe armé trahi par un lieutenant qui en était originaire. Le blocage de la route n’est ici que l’élément déclencheur – on apprendra ensuite qu’il n’y a jamais eu de barrage.

L’auteur s’attache à retracer comment le village, de lui-même, bascule dans l’irrationnel et la violence : désignation d’un bouc émissaire, persécution de sa famille, machinations cyniques… Si son propos est politique, c’est plutôt la dimension philosophique qui l’intéresse. Le roman prend la forme d’une tragédie avec des accents très poétiques.

Yahia Belaskri insiste sur le dénuement de la région et les conséquences de cette rude condition de vie sur les personnages : “Nés dans le vent et le sable, ils enduraient par tradition les chemins de la privation. Riches de leur nudité, ils connaissaient l’acceptation du destin.”

“Comment être au monde quand on n’est pas prêt à se délester d’une part de soi ?”

L’enfermement dans ces conditions n’en paraît que plus implacable, mais rend plus nécessaire la révolte. Ziani le Fou, le plus lucide, clame en effet l’absolue nécessité de cultiver les liens humains : “Comment être au monde quand on n’est pas prêt à se délester d’une part de soi ? Être au monde, c’est recevoir l’autre, c’est l’accueillir et lui faire fête puisqu’il est en nous, qu’il est un don.

Nul ne peut en effet survivre hors de la communauté, et le bannissement vaut condamnation à mort. Dans la scène de désolation finale, l’homme qui revient à la Source des chèvres contemple des individus qui “vivent avec leurs enfers, desséchés et rongés par la culpabilité, conscients de la noirceur de leurs crimes”. Désespéré et lucide, il revient pour enrayer la peur et la haine. Un livre très émouvant.

Dans le texte.

L’âne et la corde

Yahia Belaskri est romancier, essayiste et nouvelliste. Il a reçu le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs 2011 pour Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (éd. Vents dailleurs, 2010).

“Voici une histoire arrivée au temps jadis et qui pourrait être de notre époque. Il était une fois un paysan qui se rendait au marché avec trois ânes pour vendre sa récolte. La route est longue et il faut plusieurs jours pour atteindre la ville. Le premier soir, il s’arrête près d’une habitation pour se reposer. Il attache les deux premiers ânes à un arbre ; lorsqu’il veut attacher le troisième, il se rend compte qu’il n’a plus de corde. Il sait qu’il ne doit pas le laisser libre sinon l’âne se sauvera durant la nuit. Il décide de demander de l’aide, enfourche l’âne et s’adresse à l’habitant de la vieille masure. Malheureusement, le vieil homme n’a pas de corde à lui prêter, mais il lui conseille de faire le geste d’attacher la bête et cela suffira. Circonspect, le paysan revient vers l’endroit du bivouac et fait mine d’attacher l’âne. Au petit matin, il constate que l’âne est toujours là. Satisfait, il charge ses baudets, détache les deux premiers, monte le troisième et s’apprête à continuer son chemin. Mais l’âne ne veut pas partir ; il a beau faire, la bête ne bouge pas. En désespoir de cause, le paysan décide de retourner voir le vieil homme de la maison d’à côté. Ce dernier comprend vite. L’as-tu détaché ?”