En 2008, les chercheurs Jalal El Hakmaoui et Abdeljalil Najem réalisaient une anthologie de la culture marocaine moderne, parue en langue arabe aux éditions Toubkal, réunissant des textes méconnus et oubliés de Abdellah Guennoun, Abdallah Ibrahim, Abdelkrim Ghallab ou encore Allal El Fassi…
C’est qu’au-delà de leurs faits d’armes politiques, et de leur participation à l’histoire du Maroc indépendant, ces hommes étaient aussi des intellectuels, qui se sont écrit, répondu, lus, contredits et critiqués, autour de l’épineuse question de la modernité au Maroc, alors même que le protectorat n’avait pas encore touché à sa fin, et que le royaume se trouvait au carrefour des influences culturelles orientales et occidentales.
“Ces textes permettent de retracer la naissance de la pensée critique au Maroc, mais aussi de montrer que la question culturelle n’a jamais été marginale : au contraire, elle se situait au cœur d’un projet de société, et au cœur de la lutte nationaliste”, explique Jalal El Hakmaoui. Le délaissement de la chose culturelle ne serait intervenu que par la suite.
“Il ne faut pas oublier que la culture marocaine en tant que telle n’a été intégrée aux manuels scolaires qu’en 1998, avec le gouvernement Youssoufi. Avant ça, il n’était question que de la culture occidentale et de celle du Machreq”, poursuit le chercheur.
Alors que de nombreuses voix déplorent de nos jours la faiblesse des politiques culturelles à l’échelle nationale, l’existence de cette anthologie renvoie à un constat amer et sidérant, à savoir, l’oubli dont ces textes fondateurs, passionnants de par l’audace qu’ils renferment, ont fait l’objet.
“Nous, écrivains et chercheurs arabisants, lisons les productions de nos confrères francophones, mais l’inverse n’est pas forcément vraie. Je pense que cette anthologie avait besoin d’une deuxième vie, dans une autre dimension linguistique”
En 2008, la parution de cette anthologie répond à un besoin de répertoriage, et a notamment permis à des Classes préparatoires aux grandes écoles(CPGE) d’introduire quelques-uns de ces textes à leur programme d’enseignement. Pourtant, le livre connaît un succès très limité en librairie. “Nous, écrivains et chercheurs arabisants, lisons les productions de nos confrères francophones, mais l’inverse n’est pas forcément vraie. Je pense que cette anthologie avait besoin d’une deuxième vie, dans une autre dimension linguistique”, estime Jalal El Hakmaoui.
C’est ainsi qu’il répond présent lorsque Kenza Sefrioui, fondatrice de la maison d’édition indépendante En Toutes Lettres, lui propose de publier une traduction française de cette anthologie de la culture marocaine moderne. Fruit de six mois de travail collectif, les traductions des textes ont été réalisées par dix jeunes lauréats du programme Open Chabab, porté par En Toutes Lettres. “Il ne s’agit pas que d’un livre, il s’agit d’un projet de société”, conclut Kenza Sefrioui dans l’introduction de cette traduction augmentée, parue en mars dernier.
“Il ne s’agit pas que d’un livre, il s’agit d’un projet de société”
Particulièrement dense, De la culture marocaine moderne regroupe une soixantaine de textes, qui discutent les arts, l’enseignement, la langue, la religion, sous le prisme de la modernité. TelQuel fait le choix de publier les textes donnant à voir comment la littérature marocaine a été pensée et critiquée par les siens, et qui montrent les différents courants de réflexion sur ce sujet au XXe siècle.
Si les auteurs des textes sélectionnés ont souvent des points de vue opposés, c’est que leurs contributions témoignent de la présence d’un réel débat public sur ce que devraient être le rôle, le fond et la forme de la littérature marocaine. Principalement publiés dans la presse dans le contexte de la lutte nationaliste et de la fondation d’un Maroc indépendant, ces écrits ont pour point commun une ambition : une littérature rayonnante, à l’image de la nation.
“Seule la littérature est capable de garantir au pays l’accès à une voie lumineuse”
Allal El Fassi, leader du mouvement nationaliste et du Parti de l’Istiqlal, 1937
“Ni la mécanique, ni l’industrie, ni le commerce, ni même les études juridiques ou politiques – dont l’importance scientifique et pratique sont par ailleurs indéniables – ne sont en mesure de réaliser les objectifs que doit atteindre la nation dans son rôle actuel ; seule la littérature – une littérature raffinée – est capable de garantir au pays l’accès à une voie lumineuse.
Cette littérature permet de structurer la pensée logique, aide à développer les mécanismes de la recherche et du raisonnement, tant dans ses prémices que dans ses formes. Et lorsqu’une nation apprend comment gouverner et son élite comment réfléchir, c’est là le signe de sa renaissance et de sa clairvoyance, précurseurs de progrès et de développement. (…)
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la Révolution française ne fut pas le fruit de l’injustice et du mécontentement qui régnaient en France à ce moment-là, mais la conséquence d’un sentiment de révolte inspiré par la littérature prérévolutionnaire et par les idées nouvelles qui ont vu le jour chez des intellectuels capables d’user de leur raison et de gouverner.
Si l’on veut participer à la régénération de notre nation, il faut au préalable imprégner les jeunes générations de la culture littéraire nécessaire pour leur inculquer la bonne façon de penser, de proclamer leurs idées et de tenir les rênes du pouvoir…
En attendant que ce jour arrive, la littérature doit garder sa place de choix dans les universités, et figurer parmi les grandes valeurs qu’il faut soutenir. Telle est ma recommandation pour les étudiants, et le vœu que j’adresse au gouvernement, aux associations et aux gens fortunés.”
Extrait de Du besoin de la littérature, traduit par Nora Cherrat
“L’homme de lettres marocain mesure-t-il l’ampleur et la gravité de sa mission?”
Saïd Hajji, précurseur de la presse marocaine et fondateur du journal Al-Maghrib, 1938
“Tout l’enjeu est là : que nous soyons capables de lancer ce cri. Car, au stade actuel, nous n’ambitionnons pas de voir notre nation exceller dans tous les domaines ; nous voulons seulement qu’elle prenne conscience de son sous-développement et de son impuissance.
Cette prise de conscience est primordiale, pour permettre ensuite aux intellectuels de prescrire les bons remèdes afin que la nation retrouve la voie du progrès et de l’éveil authentique. Qui osera donc lancer ce cri ? Cet appel n’est ni du ressort des scientifiques, ni des intellectuels, ni même des réformateurs et des artistes ; c’est aux hommes de lettres qu’il incombe.
Eux seuls ont l’audace de lancer un tel appel, à même de faire résonner les voix tues de nos valeureux ancêtres et d’exprimer les souffrances qui tourmentent l’esprit des réformateurs d’aujourd’hui et symbolisent leurs efforts pour édifier notre destin. Les écrivains sont les piliers des véritables évolutions sociales.
C’est à partir de leurs travaux que les réformateurs, les intellectuels, les scientifiques et tous les esprits éclairés élaborent leurs plans. Car l’écrivain puise sa parole dans son être profond. Il est capable de s’adresser à l’âme dans sa plénitude, l’arrachant à sa léthargie mortifère et à sa stagnation existentielle, pour la libérer de son immobilisme et de sa décadence. C’est là que l’homme de lettres retrouve cet air de liberté nécessaire à la vie du monde et de l’âme. (…)
Les écrivains au Maroc – contrairement aux littérateurs des pays développés, qui ont eu leur part suffisante de progrès – n’aspirent pas à vivre pour leur imagination ou à se consacrer à leur production. Tous leurs efforts doivent converger vers l’intérêt de la nation, car l’autonomie de l’individu n’a aucune importance quand la nation est esclave de son apathie ; la beauté qu’offre la vie ne peut non plus être appréciée à l’échelle individuelle quand l’ignorance règne sur tout le pays. L’homme de lettres marocain mesure-t-il l’ampleur et la gravité de sa mission ? S’y est-il seulement préparé ?”
Extrait de La fonction de la littérature marocaine, traduit par Hajir Rifaï
“Ce livre, outre sa valeur littéraire, est une œuvre patriotique par excellence”
Abdellah Guennoun Al-Hassani, poète et ancien dirigeant de la Ligue des Oulémas, 1975
“J’ai remarqué, depuis mon jeune âge, que le Maroc a souvent été négligé dans les livres de littérature et d’histoire littéraire, où sont évoquées la Tunisie et l’Algérie, Kairouan, Tlemcen ainsi que Cordoue et Séville, mais jamais Fès ou Marrakech. J’ai d’abord pensé que mon pays n’avait aucun rôle à jouer dans ce domaine et qu’il était seulement associé aux récits d’héroïsme, de jihad et de conquête.(…)
En faisant des recherches poussées, j’ai découvert de véritables trésors de littérature qui n’ont rien à envier aux littératures des autres pays arabes ni aux productions prestigieuses des personnalités scientifiques et littéraires illustres dans le champ de la création et de la pensée. Mais la négligence a effacé tout ceci, et le manque d’intérêt pour cette littérature, que personne n’a songé à compiler ni à commenter, l’a condamnée à l’oubli. Elle avait donc besoin qu’on la ressuscite.
Dès mon jeune âge j’ai retroussé mes manches et tâché de déchiffrer les traces de cette littérature marocaine, de ses écrivains et de ses savants. J’ai recueilli précieusement tout ce que livres et manuscrits pouvaient m’en révéler, ou ce que les grands oulémas et écrivains pouvaient m’en apprendre de vive voix.
J’ai compilé tout cela dans Le Génie marocain de la littérature arabe que j’ai fait imprimer il y a une vingtaine d’années, espérant ainsi réparer un tort injuste contre mon pays, et prouver qu’il mérite d’occuper le même rang dans le domaine de la science et de la littérature que celui qu’on lui reconnaît en politique ou dans le domaine militaire.
(…) Dans le numéro 4592 du journal Al-Saâda, porte-parole du gouvernement du protectorat, parut le communiqué militaire suivant : “Son Excellence le général, adjoint de Son Excellence le Commandant en chef des armées, a ordonné d’interdire l’entrée dans la région française du Maroc, la vente, l’exposition et la distribution d’un livre intitulé Le génie marocain de la littérature arabe, paru en langue arabe à Tétouan. Toute personne qui enfreindra cette décision sera punie conformément aux lois établies”…
Cette décision n’a qu’une seule signification. Elle confirme que ce livre, outre sa valeur littéraire, est une œuvre patriotique par excellence. C’est bien pour cette raison que le colonisateur français a pris cette décision de censure.”
Extrait de la préface de la troisième édition du Génie marocain de littérature arabe, traduit par Fayza Boumdine
“La maladie de l’écrivain marocain”
Abdallah Ibrahim, premier Chef de gouvernement du Maroc indépendant, 1938
“La question concerne essentiellement l’écrivain marocain. Ce dernier peut-il affronter le courant qui domine la nouvelle vie marocaine, la réglemente selon certaines méthodologies et l’oriente dans le bon sens ; ou bien va-t-il se contenter d’observer passivement la tendance au changement, sans émettre aucune opinion ?
Je pense que l’écrivain marocain souffre aujourd’hui d’une maladie qui le rend inapte à comprendre la vie qu’il mène ; cette maladie consiste en un manque d’honnêteté envers une certaine vérité qu’il conçoit en son for intérieur, mais qu’il est gêné d’assumer devant les autres. Je ne chercherai pas à en persuader plus avant nos écrivains ; il leur suffit de plonger en eux-mêmes pour s’en apercevoir et cesser de se leurrer et de leurrer les gens.
Et si les écrivains du monde entier ne sont pas non plus sincères dans ce qu’ils avancent aux masses – parce qu’ils sont, dans l’ensemble, matérialistes et soumis au diktat du pouvoir qui les entoure –, le manque de sincérité chez l’écrivain marocain ne tient qu’à sa soumission à des conventions étroites auxquelles il adhère de peur d’être accusé de perversion et de déviance.
(…) La société marocaine a de nombreuses défaillances : elle ne satisfait les espoirs d’aucun écrivain. Y remédier soulève différents problèmes au sein de l’élite intellectuelle du pays. Chacun a sa propre opinion, qu’il défend avec fierté. Cependant, personne ne peut s’exprimer publiquement parce qu’il ne supporte pas la critique. Et si jamais un écrivain dévoile quelque avis personnel dans un journal, on lui fait un accueil plus que réservé ! Cela le conduit souvent à s’abîmer dans un profond silence et à se recroqueviller sur lui-même, préférant se retirer de la vie intellectuelle et de tout ce qu’elle représente ! C’est peut-être le plus grand crime et la plus grande injustice que l’écrivain perpètre contre lui-même et à l’encontre des gens – ceux notamment qui se montrent, au premier abord, méfiants sur son propos – ; c’est aussi à l’histoire elle-même qu’il porte tort.”
Extrait d’un texte non titré paru dans Majallat Al Maghrib, traduit par Rachid Farhan
“Il me paraît injuste que notre littérature demeure sans caractère distinctif”
Ahmed Ziad, auteur et journaliste à la revue Al-Atlas, 1952
“À y regarder de plus près, avouons que l’absence de toute formation locale de notre pensée et de notre littérature nous a porté grand préjudice, et nous devons y remédier avant qu’il ne soit trop tard. En effet, certains jeunes se mettent à imiter cette littérature “infinie”, à inscrire leurs œuvres dans d’autres univers, si bien qu’elles sont illisibles, puisque ces écrits ne reflètent ni la sensibilité ni l’état d’âme de leurs auteurs mais sont le calque d’un propos formulé dans des circonstances différentes des nôtres.
Ils croient à tort que le bruissement de l’eau, le craquement des branches, le gazouillement des oiseaux et le chant pastoral constituent les ingrédients de la littérature raffinée, chantée par Chebbi dans ses poèmes et immortalisée par Mikhaïl Nouaïma et Khalil Gibran dans leur prose. Nos jeunes ignorent que si Chebbi est éternel, c’est parce qu’il exprimait sincèrement ses sentiments et écrivait sa poésie en s’inspirant de son propre environnement.
Et c’est le cas aussi de Mikhaïl Nouaïma et Khalil Gibran qui possédaient, chacun, une doctrine et un style d’expression, mais avaient tous deux un point commun : ils exprimaient ce qu’ils ressentaient, qu’ils souffrent ou explosent de joie. Puis, ils écrivaient avec leur cœur une littérature extraordinaire émanant de la vie.
Il me paraît injuste que notre littérature demeure sans caractère distinctif, d’autant plus que la conjoncture actuelle nous oblige à mobiliser notre production littéraire pour mettre à nu les heurs et malheurs de la réalité marocaine. Nous voulons une littérature qui saurait nous représenter et garder fidèlement la trace de nos prédécesseurs.
Nous tenons à ce qu’elle soit imprimée pour pouvoir forger une identité littéraire qui nous est propre, et savoir identifier ses points d’accord et de désaccords avec les autres littératures du monde.
Nous ne prônons pas un quelconque chauvinisme littéraire, mais souhaitons déterminer et maîtriser les fondements de notre littérature, et montrer que la réalité marocaine ne tarit pas de sources d’inspiration qui, si elles sont bien investies, peuvent produire une littérature originale et sincère, à notre mesure et à la mesure de l’humanité entière.”
Extrait de Pour une littérature qui nous représente, traduit par Omaïma Machkour
“Il faut donc créer une troisième voie”
Abdallah Laroui, historien, 1973
“Créer une culture qui émane de nous et qui nous soit exclusivement destinée revient à créer un nouveau folklore, ni plus ni moins.
Aujourd’hui, notre position se résume au refus de deux types d’héritages : l’héritage de la culture actuelle, globale et savante, qui nous domine jusqu’à l’aliénation, ne nous offrant comme seule issue que l’imitation, qui est le reflet de notre impuissance ; et l’héritage de la culture d’antan, que nous avons faite nôtre par le passé, mais qui ne suffit plus, aujourd’hui, à exprimer tous les aspects de notre psyché.
Il faut donc créer une troisième voie fondée sur l’expérience et le risque. Mais cette voie ne doit pas se limiter à rechercher et à exprimer les caractéristiques de notre nationalisme : ce ne serait là que repli sur soi et folklorisme. Une caractéristique n’implique pas forcément le refus et l’opposition ; elle peut également, comme nous l’avons déjà vu, se manifester dans l’acceptation et l’accomplissement.
Nous ne sommes pas obligés de commencer par rejeter les formes de la culture contemporaine. En revanche nous pouvons – nous devons même – partir d’elles et essayer de les approfondir et d’élargir leur champ, pour montrer que cette culture qui prétend à l’universalité ne l’est pas complètement, qu’il lui manque quelque chose d’essentiel : notre expérience. Si nous parvenons à forger cette expérience-là, elle acquerra une signification plus large. Et c’est cette expérience qui se manifeste dans une nouvelle personnalité, une nouvelle position, un nouveau sentiment et une nouvelle expression.”
Extrait de Les Arabes et la pensée historique, traduit par Fayza Boumdine