Antoine Hatzenberger : “L’exil du sultan en Corse était une captivité, mais dorée, dans laquelle il y avait une forme de protection”

En 2020, le philosophe français Antoine Hatzenberger a publié “Les Insulés”, aux éditions Riveneuve : un petit livre qui se base sur des archives inédites et personnelles pour retracer l’exil en Corse du roi Mohammed V.

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Antoine Hatzenberger voit dans cette photo de son grand-père avec les princesses Lalla Malika et Lalla Nezha l'expression d'une "amitié qui s'est liée entre eux" en Corse. Crédit: DR

Antoine Hatzenberger est docteur agrégé en philosophie, mais aussi le petit-fils d’un des membres de la garde rapprochée de la famille royale lors de l’exil en Corse, en 1953, du sultan Mohammed Ben Youssef (qui devient le roi Mohammed V à l’indépendance).

Cette coïncidence familiale a engendré une curiosité, puis un intérêt poussé, pour l’exil des Alaouites, mais aussi pour le destin des luttes indépendantistes maghrébines. Jusqu’à prendre la forme d’un livre, fruit de dix longues années de travail : Les Insulés.

Vous précisez d’emblée que votre grand-père, membre de la garde rapprochée de la famille royale pendant l’exil en Corse, ne parlait jamais de cette période de sa vie. Pourquoi, et, surtout, qu’auriez-vous souhaité qu’il vous raconte?

L’honnêteté intellectuelle a naturellement voulu que je précise l’origine des clichés inédits auxquels j’ai pu accéder, et c’est pour cela que j’ai évoqué mon grand-père, qui avait conservé quelques photos de ses mois passés en Corse. En tout cas, c’est une coïncidence qui m’a donné accès à quelques sources inédites, notamment des photographies qui ont pu compléter d’importants documents d’archives, bien connus des historiens.

“Comme je le dis dans le livre, il a participé à l’histoire, mais il n’était pas historien”

Antoine Hatzenberger

Mon grand-père était un ancien inspecteur du commissariat de Strasbourg. Il a été envoyé par l’état français pour intégrer une équipe spéciale qui a constitué la garde rapprochée de la famille royale pendant son exil en Corse. Je crois qu’il ne m’a jamais parlé de cette période de sa vie. D’abord en raison de l’éloignement historique au vu de la différence d’âge qui nous sépare, mais peut-être aussi par souci de confidentialité professionnelle, en raison de la nature de sa mission.

Comme je le dis dans le livre, il a participé à l’histoire, mais il n’était pas historien. L’histoire requiert une certaine rigueur et une précision qui ne sont pas données à tout le monde, et que tout le monde n’est pas obligé de donner. Il était fonctionnaire, pas intellectuel.

Vous disposez donc de photographies de votre grand-père aux côtés de membres de la famille royale, ainsi que de deux cartes postales qui lui ont été affectueusement adressées par les princesses Lalla Aïcha et Lalla Malika. Quelle était la nature de ses liens avec la famille royale, comment s’explique cette sympathie, alors qu’il était un garde du camp ennemi?

Les éléments sur lesquels je me suis basé sont des expressions de visage sur des photos, et les cartes postales. Le ton y est cordial, les photos montrent des sourires polis et élégants. À partir de là, j’ai émis mes propres interprétations, que j’avance en tant qu’hypothèses, et non pas en faits avérés.

“J’ai vu dans ce lien qui les unissait une sorte de fraternité dans les malheurs de l’histoire, j’ai voulu voir dans les expressions de leur visage une amitié qui s’est liée entre eux”

Antoine Hatzenberger

J’ai vu dans ces photos un peu plus de chaleur que dans le protocole basique, d’autant que les princesses étaient encore jeunes. J’ai vu dans ce lien qui les unissait une sorte de fraternité dans les malheurs de l’histoire, j’ai voulu voir dans les expressions de leur visage une amitié qui s’est liée entre eux.

Les années 1950 ont été très troubles, très conflictuelles, et je me plais à voir dans ces relations assez inattendues quelque chose de positif. Mon grand-père a été placé aux côtés de la famille royale pendant cinq mois, dans une sorte de captivité dorée dont personne ne voulait. Il a bien fallu qu’ils constituent une communauté de vie.

Les Insulés est un livre qui devait porter entièrement sur l’exil de Mohammed V. Pendant que vous l’écriviez, vous vous êtes également intéressé à l’exil de Habib Bourguiba, premier président tunisien. Quels sont les rapprochements entre ces deux personnages historiques qui vous ont poussé à les réunir en un seul et même livre?

D’abord, la contemporanéité du milieu des années 1950, où se sont déroulés des évènements très importants pour l’histoire de la Tunisie et du Maroc. Ces deux personnages historiques ont tous deux été exilés, et ont tous deux fait office de leaders de l’indépendance dans leurs pays respectifs.

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Et puis, surtout, il y a eu la coïncidence de la Corse, car en fouillant, j’ai découvert que lorsque Bourguiba a été exilé dans une petite île au nord de la Tunisie, il a été question que l’administration française le transfère en Corse, où se trouvait déjà le sultan Mohammed Ben Youssef. Cela ne s’est pas fait, et Bourguiba a finalement été envoyé sur une île bretonne. Le rapprochement est donc temporel et spatial.

“Je ne peux pas avancer avec certitude que c’est la présence du sultan en Corse qui a empêché le transfert de Bourguiba, mais c’est une hypothèse que j’émets”

Antoine Hatzenberger

Je ne peux pas avancer avec certitude que c’est la présence du sultan en Corse qui a empêché le transfert de Bourguiba, mais c’est une hypothèse que j’émets. Si ces deux leaders avaient été exilés au même endroit, au même moment, cela aurait été une situation très intéressante, mais aussi inédite d’un point de vue historique.

On ne peut s’empêcher de se poser la question : quel tournant aurait pris l’histoire de l’indépendance du Maghreb si cela avait été le cas? Y aurait-il eu des contacts directs, des rapprochements entre Bourguiba et le sultan?

En comparaison avec celui de Bourguiba, l’exil de la famille royale reste tout de même beaucoup plus confortable…

Il y a eu une différence de traitement et de conditions de vie. Bourguiba a, dans un premier temps, connu la chaleur du sud de la Tunisie lorsqu’il y a été exilé, presque aux portes du désert. Ensuite, sur la petite île de la Galite (au nord de la Tunisie, ndlr), petit rocher venteux, très humide en hiver, il s’est plaint à plusieurs reprises des conséquences du climat sur sa santé. Par rapport à la famille royale, les visites familiales dont il pouvait bénéficier étaient très restreintes.

Dans le cas du sultan et de sa famille, ils ont d’abord été logés à l’hôtel Le Mouflon d’Or, puis à l’hôtel Napoléon Bonaparte, qui existe encore aujourd’hui. Ce dernier dispose d’une piscine, d’un terrain de tennis. Il y a aussi une ambiguïté au niveau du statut des biens de la famille royale, qui n’ont pas été confisqués.

Ce cliché inédit montre les exilés, Moulay Hassan et Moulay Abdallah, partager un moment de détente avec leur “garde rapprochée” en Corse.

Dans mon hypothèse, cette différence de traitement est révélatrice d’un autre type de relation entre l’administration française et le Maroc : l’exil était une captivité, mais dorée, dans laquelle il y avait une forme de protection. Contre qui, contre quoi? On ne le sait pas, ce qui est sûr, c’est que le statut de cet exil était très discuté et discutable, puisque le sultan ne faisait l’objet d’aucun chef d’inculpation. Aucun motif officiel n’avait été présenté pour justifier cet exil, d’où, peut-être, la différence de traitement.

Vous apprenez que pendant une partie de son exil en Corse, la famille royale était logée près de la tour de Sénèque, où ce philosophe stoïcien de la Rome antique a lui-même été exilé…

Cela montre, encore une fois, le génie des lieux de cette île, qui a toujours été jugée propice à accueillir des exilés, et ce depuis l’Antiquité. Le contexte est bien entendu différent : Sénèque a été condamné à l’exil par son propre empereur. J’emploie cette coïncidence géographique pour introduire la philosophie de l’exil de Sénèque. Lui percevait le lieu dans lequel il était exilé avec beaucoup de dureté, qui révèle une notion très subjective d’appréciation des espaces dans lesquels on se trouve.

“Il y a toute une série de monarques qui se sont retrouvés en Corse, déchus, exilés”

Antoine Hatzenberger

Néanmoins, ce qui est commun à tous les exilés, c’est ce qu’ils subissent dans le changement brutal de leur environnement. Sénèque met en place une philosophie du mouvement, avec une idée de la fatalité du déplacement. Il part de l’idée que tout bouge, y compris les hommes et les peuples, et c’est ainsi qu’il théorise son exil.

D’un point de vue un peu plus romanesque, à des siècles de distance, il y a toute une série de monarques qui se sont retrouvés en Corse, déchus, exilés. C’est comme si le sultan Mohammed Ben Youssef avait lui aussi intégré cette liste de monarques exilés en Méditerranée.

Vous semblez voir dans l’exil des leaders maghrébins une métaphore. Laquelle?

“La métaphore de l’île est finalement celle d’un État souverain qui décide de sa destinée par lui-même”

Antoine Hatzenberger

La forme structurelle de l’île permet tout à fait de symboliser ce qu’est l’indépendance : c’est une île coupée, par ses frontières naturelles, des influences extérieures. Dans les années 1950, lorsque le Maroc, la Tunisie et l’Algérie réclamaient leur indépendance, c’est ce que ces pays souhaitaient : se reconstuire, indépendamment des influences extérieures. La métaphore de l’île est finalement celle d’un État souverain qui décide de sa destinée par lui-même.

Vous dites que l’exil est un épisode emblématique de la transition entre la colonisation et la décolonisation. Dans le cas marocain, l’exil semble plutôt avoir précipité l’indépendance…

Vous avez raison. Cette manœuvre qu’a été l’exil a eu des conséquences sur la recomposition des rapports de force entre les différents mouvements nationalistes, et surtout, des conséquences sur l’opinion publique. Le départ du sultan a été brusque, et a sûrement dû attiser une certaine colère, qui a pu être un déclencheur et accélérateur de la lutte pour l’indépendance.