Abdellah Taïa et Boutaïna El Fekkak : “L’écriture de plateau était notre façon de faire de la vie du théâtre”

À l’occasion des représentations à Paris de leur première pièce de théâtre commune, ‘Comme la mer, mon amour’, Abdellah Taïa et Boutaïna El Fekkak reviennent sur la genèse et la signification de ce projet.

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Abdellah Taïa et Boutaïna El Fekkak, dans Comme la mer, mon amour
“On a beau parler d’amitié entre ces deux personnages, le lien qui les unit est très puissant : ils n’entretiennent pas de rapports sexuels, mais font des choses beaucoup plus renversantes”, remarque Abdellah Taïa. Crédit: Jean-Louis Fernandez

Avec Comme la mer, mon amour, l’écrivain Abdellah Taïa et la comédienne Boutaïna El Fekkak signent une première pièce de théâtre placée sous le signe d’une simplicité poignante et déroutante, qui voile nostalgie, rancœur, intimité et amour.

Celle-ci commence lorsque deux personnages, qui portent les mêmes prénoms que les auteurs, se rencontrent par hasard dans la rue, treize ans après la rupture brutale de leur amitié. Boutaïna fait celle qui ne se souvient pas de lui, et Abdellah règle ses comptes avec son ancienne meilleure amie, qui l’a abandonné du jour au lendemain.

Lors de cette confrontation, ils se retrouvent à travers une mémoire affective commune : les films et chansons égyptiens qui les ont unis lors de leurs premières années à Paris. Très vite, ceux-là se transforment en une ode à la résilience de leur identité culturelle.

Tandis que les premières représentations à Paris viennent tout juste d’avoir lieu, les deux auteurs, metteurs en scène et comédiens, attendent avec impatience l’annonce de dates pour le Maroc.

À l’instar de vos deux personnages, on a l’impression que l’écriture de cette pièce est née d’une rencontre anodine dans la rue entre ses deux auteurs, après des années de séparation. Est-ce le cas ?

Boutaïna El Fekkak : L’idée de faire cette pièce de théâtre ensemble est effectivement née dans la rue, pendant que nous marchions. Le hasard est intervenu, mais pas de la même manière que dans la pièce. C’était en avril 2013, à l’Institut français de Casablanca, à l’occasion d’un festival où je venais interpréter une pièce.

Comme la mer, mon amour, de et avec Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa.
La compagnie d’Un pays lointain présente à Paris la pièce Comme la mer, mon amour, écrite, mise en scène et jouée par Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa.Crédit: Jean-Louis Fernandez

Comme nos deux personnages, nous nous rencontrions ce jour-là, après treize ans de séparation. La veille, je venais voir Abdellah présenter une conférence improvisée autour de Mohamed Choukri, qu’il a en quelque sorte mise en scène. Lui improvisait une conférence, mais moi, j’y ai vu du théâtre. J’ai trouvé ça très puissant : il menait le public et proposait une narration exceptionnelle.

C’est là où j’ai su qu’il fallait que l’on travaille ensemble, un jour, pour le théâtre.

Abdellah Taïa : Ce qu’a vu Boutaïna ce jour-là était une sorte de conférence intitulée “Dialogue avec un inconnu”. Le concept était d’inviter un écrivain afin qu’il présente une conférence sur un autre écrivain de son choix.

Mon idée différait légèrement du concept initial, puisque j’ai proposé de rendre Mohamed Choukri présent sur scène. Pour ce faire, je me suis souvenu qu’un jour j’avais croisé Choukri en sortant de l’hôtel Balima à Rabat, et que j’avais décidé de le suivre. Cela a duré une heure.

Et donc, pendant cette conférence, à mi-chemin entre la présentation littéraire, la fiction et l’improvisation, je me suis mis en scène en suivant Choukri dans la rue… D’où la dimension théâtrale qu’a perçue Boutaïna.

L’image de cette conférence ne nous a jamais quittés pour la création de Comme la mer, mon amour. Nous voulions reproduire cette forme de théâtre qui prend sa source dans l’improvisation scénique.

Comme la mer, mon amour a été entièrement conçue, écrite et interprétée par vous deux seulement. Était-ce une manière de préserver la dimension intimiste de cette pièce ?

A.T. : Les premiers jours de la création sont toujours fragiles. Nous sommes partis d’une idée, sans connaître son aboutissement, et ne savions même pas si nous allions réussir à en faire quelque chose. En termes de production, nous ne savions même pas si nous allions trouver des soutiens.

L’idée n’était donc pas d’exclure les gens, mais pour ce projet en particulier, nous savions que l’on ne pouvait avoir confiance que l’un dans l’autre. Pendant un an et demi, nous nous voyions à raison d’une fois par semaine, seulement pour discuter de la pièce. C’était bien avant de commencer à l’écrire.

Nous passions des heures au café à discuter, à prendre des notes de ce que l’autre disait. Je pense que la force de ce projet, c’est ce lien qu’il y avait entre nous deux.

Abdellah Taïa dans Comme la mer, mon amour
“J’ai tout fait pour ne pas devenir comédien. Moi, je suis arrivé avec une sorte de fraîcheur dans ce domaine, sur laquelle nous avons voulu capitaliser”, explique Abdellah Taïa.Crédit: Jean-Louis Fernandez

Vos personnages respectifs ressemblent beaucoup à vos personnalités et vos parcours de vie. Pourquoi avoir voulu jouer sur cette ambiguïté entre réalité et fiction ?

B.E.F. : Effectivement, les deux personnages portent même nos prénoms ! À vrai dire, nous avions initialement voulu leur donner des prénoms différents, mais par la suite, il nous a semblé évident qu’ils devaient porter les nôtres. J’aime beaucoup ce flou qui peut être ressenti par le spectateur.

“C’est l’une des choses que j’ai apprises avec Boutaïna : comment diriger le spectateur vers une idée, en laissant la porte grande ouverte à son imaginaire”

Abdellah Taïa

A.T. : C’est l’une des choses que j’ai apprises avec Boutaïna : comment diriger le spectateur vers une idée, tout en laissant la porte grande ouverte à son imaginaire. Pour autant, je pense que beaucoup de gens, hommes et femmes confondus, peuvent se reconnaître dans ces personnages. Finalement, nous avons tous eu au moins un ami dont nous étions inséparables, et duquel nous nous sommes séparés sans qu’il y ait de réelles explications.

Vous avez procédé de façon très particulière, en optant pour ce que l’on appelle une “écriture de plateau”. De quoi s’agit-il exactement ?

B.E.F. : Il y a eu une première phase, où l’on faisait seulement de la dramaturgie. C’est cette longue année qui a abouti à un synopsis. Par la suite, nous avons commencé à écrire le texte. C’était très particulier, parce que nous avons écrit en improvisant. Cela s’est accompagné de très longues heures de répétitions en même temps que nous écrivions le texte.

Nous étions tantôt debout sur scène, tantôt autour d’une table en train d’écrire, toujours à deux. C’est ça, l’écriture de plateau : il s’agit d’improviser, à partir de situations très précises élaborées pendant la première année de travail. C’était pour nous la meilleure façon d’obtenir des répliques théâtrales, et non pas littéraires.

A.T. : Le théâtre se base principalement sur les mots. Or, en tant qu’écrivain, je pense que l’une des choses les plus difficiles est d’écrire un dialogue vivant et naturel, qui ne soit pas superficiel. D’où le recours à l’écriture de plateau, qui a été pour moi une découverte majeure. Pour autant, cela ne rime pas nécessairement avec spontanéité. On ne s’est pas lancés dans le vide.

C’est le fait d’avoir passé un an et demi à créer un monde imaginaire dans lequel évolueraient nos personnages qui nous a permis de nous tourner vers cette forme d’écriture. C’est assez paradoxal, mais je dirais que ce sont des improvisations très guidées, dirigées et préparées. Cette écriture de plateau, c’était notre façon de faire de la vie du théâtre, et non pas de mimer la vie à travers le théâtre. Nous voulions oublier que nous étions en train de jouer des rôles.

Boutaïna El Fekkak dans Comme la mer, mon amour
“Il a fallu préserver nos singularités, sans s’enfermer dans les cases d’écrivain ou de comédienne”, détaille Boutaïna El Fekkak.Crédit: Jean-Louis Fernandez

Tout au long de ce projet, dans quelle mesure la comédienne et le romancier se sont retrouvés l’un dans l’autre ?

A.T. : J’ai tout fait pour oublier que je suis écrivain, mais j’ai aussi tout fait pour ne pas devenir comédien. Boutaïna a de très longues années d’expérience dans le théâtre. Moi, je suis arrivé avec une sorte de fraîcheur dans ce domaine, sur laquelle nous avons voulu capitaliser.

Toutes ces choses que je faisais sans réfléchir, Boutaïna me demandait de les conserver et de ne pas essayer de reproduire les techniques d’un comédien affirmé.

B.E.F. : Nous sommes tous les deux sortis de nos cases respectives : lui, de son statut d’écrivain, et moi, de mon statut de comédienne. D’ailleurs, quand on est avec Abdellah, on ne bavarde pas avec son éthos d’écrivain.

“Quand on est avec Abdellah, on ne bavarde pas avec son éthos d’écrivain”

Boutaïna El Fekkak

C’est ce qui m’a donné confiance en ce projet : sa capacité de tenir un public, sans pour autant se transformer en homme de théâtre. Il a fallu préserver nos singularités, sans pour autant s’enfermer dans les cases d’écrivain ou de comédienne.

Lorsque nous étions dans cette période intense de répétitions et que Abdellah était pleinement face à l’exercice de comédien, il fallait d’autant plus se rappeler que nous avions besoin de conserver la fraîcheur avec laquelle il a entamé ce projet.

La pièce s’articule principalement autour d’une binarité, voire d’un jeu de miroir, entre vos deux personnages dont les mondes et les passés respectifs s’entrechoquent…

A.T. : Peut-être, mais en écrivant, nous ne sommes entrés dans aucune forme de théorisation. Nous sommes partis d’une histoire très simple : deux amis se retrouvent après une longue séparation. Elle dit ne pas se souvenir de lui. Lui se met en tête de réanimer sa mémoire, et en passant, toute une partie d’elle-même qu’elle semble avoir oubliée et refoulée.

Effectivement, Abdellah (le personnage, ndlr) tend à Boutaïna un miroir du passé : c’est une façon de lui dire “voilà ce que tu étais, voici ce que tu n’es plus”. Il fait office de moteur pour réveiller en elle quelque chose. Une fois que cela s’opère, le rapport de force entre les deux personnages semble s’inverser.

Les films et chansons égyptiens semblent occuper une place très importante dans la construction de vos personnages respectifs, bien que ces derniers soient très différents l’un de l’autre. Pourquoi ce dénominateur commun en particulier ?

B.E.F. : Boutaïna a grandi au sein de la bourgeoisie rbatie, qui a été au lycée français et qui, finalement, ne connaît pas grand-chose du Maroc. Parcours classique : elle part faire ses études à Paris, où elle rencontre une nouvelle forme de liberté.

“Elle découvre l’abolition du passe-droit qu’elle avait au Maroc, et est confrontée au racisme”

Boutaïna El Fekkak

C’est pendant ces années d’expérimentation qu’elle va découvrir l’altérité. Comme plusieurs bourgeois marocains, elle s’est vue “reclassée” à son arrivée à Paris. Elle passe de la fille marocaine bien rangée à celle qui peut se permettre de crier le soir dans le métro. Elle découvre l’abolition du passe-droit qu’elle avait au Maroc, et est confrontée au racisme et au statut d’étrangère.

C’est ce choc qui va permettre sa rencontre avec Abdellah, qui, lui, provient d’un monde entièrement étranger au sien. Lorsque Boutaïna dit avoir oublié Abdellah, sa mémoire affective s’ouvre à partir de la madeleine de Proust des films égyptiens. C’est là que le vrai dialogue entre les deux personnages se débloque.

A.T. : Abdellah est gay, comme moi, c’est quelque chose qui le définit profondément, mais qui ne l’empêche pas de tomber quasiment amoureux de la femme qu’est Boutaïna.

On a beau parler d’amitié entre ces deux personnages, mais le lien qui les unit est très puissant : ils n’entretiennent pas de rapports sexuels, mais font des choses beaucoup plus renversantes qu’ils ne pourraient en faire avec des hommes.

C’est aussi là que se situe la pièce : deux personnes, qui ne sont pas sexuellement compatibles, peuvent créer un lien et une relation en dehors de tout ce que les sociétés peuvent autoriser.

Ce sont deux immigrés qui viennent d’arriver à Paris. Face aux diktats de la société française et au traitement qu’elle réserve aux immigrés, pauvres ou riches, il y a une sorte de regard social qui leur dit “faites-vous petits, ne nous parlez plus de vos chansons d’Oum Kalthoum, ça ne nous intéresse pas”.

Or, ces deux personnages savent ce que la France va faire d’eux, et décident donc de s’unir afin de construire un mécanisme de défense, qui passe par ces films et ces chansons égyptiens qui, quelque part, définissent leur capital culturel.

Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa dans Comme la mer, mon amour
“Les films égyptiens se sont imposés comme une thématique qui allait faire partie de l’univers de nos personnages, mais qui ont fini par irradier sur tout le reste de leur vie. Même dans la forme de la mise en scène, il y a des images vidéo de ces films”, souligne Boutaïna El Fekkak.Crédit: Jean-Louis Fernandez

De là à appréhender ces films et chansons comme un fil conducteur de la pièce, mais aussi comme un acte de résistance ?

B.E.F. : Au fur et à mesure du déroulement de la pièce, ils prennent de plus en plus d’importance. Les films égyptiens se sont imposés à nous comme une thématique qui allait faire partie de l’univers de nos personnages, mais qui ont fini par irradier sur tout le reste de leur vie, et donc, de la relation qu’ils entretiennent.

Même dans la forme de la mise en scène, il y a des images vidéo de ces films, des extraits de ces chansons, qui sont devenus des outils formels et qui ont permis de mettre en scène la pièce.

C’est aussi devenu une sorte de grille de lecture : j’ai commencé à voir mon personnage comme une héroïne de film égyptien, et à l’interpréter comme si je jouais dans l’un de ces films.

A.T. : Nous avons tous vu des films égyptiens, et en gardons tous un souvenir particulier. Comme la mer, mon amour accapare la sentimentalité des films égyptiens, et la met littéralement en scène. Nous avons voulu montrer comment l’imaginaire des films égyptiens nourrit les corps, les rêves et les rapports des gens entre eux.

En l’occurrence, ceux de ces deux personnages, qui utilisent les films égyptiens pour que leur identité première ne se dissolve pas dans la France, et que la France ne leur fasse pas oublier ce qu’ils sont. Et puis, peut-être que, quelque part, nous avons aussi voulu dire que nos vies sont des films égyptiens.

Boutaïna El Fekkak et Abdellah Taïa dans Comme la mer, mon amour
“Le recours à l’écriture de plateau a été pour moi une découverte majeure. Pour autant, cela ne rime pas nécessairement avec spontanéité”, confie Abdellah Taïa.Crédit: Jean-Louis Fernandez