Rupture publique du jeûne : les Zorro de la Sunna

Par Fatym Layachi

Tu n’en peux plus de cette pandémie. Autant l’an dernier c’était en plein confinement, c’était clairement étrange, ça n’avait strictement rien de normal et tu l’acceptais en tant que tel. Autant cette année tu es perturbée. Tu as du mal à trouver tes marques. En fait tu trouves que tout est un peu déroutant.

Bien évidemment il y a quelques trucs qui sont absolument immuables. Comme tous les ans, tu passes la moitié du mois à te plaindre de maux de tête et l’autre moitié à te plaindre de l’humeur de tes collègues en oubliant que la tienne est détestable. Comme tous les ans, ta tante se dit qu’elle va profiter du mois sacré pour se mettre à la méditation et au sport et comme tous les ans, elle va manger trop de chebbakia tous les soirs et s’en plaindra tout l’été.

Comme tous les ans, ton cousin fait sa crise mystico-vestimentaire. Comme tous les ans, ta mère et ses copines lancent de grandes opérations caritatives. Comme tous les ans, Zee se fixe de nouveaux objectifs de vie. En fait, autour de toi, tous les ans, le mois sacré agit un peu comme une sorte de révélateur.

Et comme tous les ans, il y a immanquablement la même scène qui se produit : un type, quelque part dans le pays, bouffe dans la rue et une horde d’autres types se prenant pour les Zorro de la Sunna le noient d’insultes ou le rouent de coups, selon leur degré d’implication ou d’énervement. Et tous les ans, il y a quasi immanquablement au moins une condamnation dans un des tribunaux du royaume pour rupture publique du jeûne.

Et tous les ans, il y a le même débat qui ne s’ouvre pas vraiment sur la liberté de conscience. Même si toutes les affaires, chaque année, ne sont pas les mêmes. Il y a celle de Zagora où, il y a cinq ans, des ouvriers sur un chantier ont bu de l’eau en plein cagnard aux portes du Sahara. Leur condamnation avait scandalisé pas mal d’organisations défendant les droits de l’homme. C’est vrai qu’en y réfléchissant deux secondes et en y mettant un peu de bon sens, tu te dis que boire une gorgée de flotte pour éviter de tourner de l’œil ne te semble pas absolument contraire à une pratique rigoureuse et en pleine conscience.

Mais bon, tu ne vas pas prétendre que ce qui te semble cohérent l’est forcément pour tout le monde. Enfin bref, cette année, c’était un type qui fumait une clope sur une plage à Al Hoceïma. Tu te demandes un peu comment le type a pu s’imaginer ne pas se faire attraper. Il transgresse la loi sur une plage qui, pour des raisons évidentes de géopolitique et d’actualité, doit faire partie des endroits les plus surveillés au monde et il pensait vraiment ne pas se faire arrêter ! Ça te paraît tout bonnement impensable.

Et d’autant plus que nul n’est censé ignorer la loi. Loi qui d’ailleurs est assez claire : “Celui qui, notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans motif admis par cette religion, est puni de l’emprisonnement d’un à six mois et d’une amende de 12 à 120 dirhams.” Tu ne vas absolument pas tenter de définir ou d’expliquer le “notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane”.

“Est-ce qu’on a un signe distinctif ? Est-ce qu’il y a une étoile ou un croissant que tu devrais porter ? Est-ce qu’il existe une apparence musulmane ?”

Fatym Layachi

Tu ne vas même pas tenter de comprendre ce que veut dire cette expression, “notoirement connu”. Est-ce qu’on a un signe distinctif ? Est-ce qu’il y a une étoile ou un croissant que tu devrais porter ? Est-ce qu’il existe une apparence musulmane ? Tu ne vas pas essayer de répondre à ces questions qui te donnent la nausée en te rappelant les heures les plus sombres de l’histoire et les discours extrémistes les plus rances. Tu vas te contenter de te dire qu’il serait grand temps de l’avoir vraiment ce débat et de songer concrètement à la liberté de conscience.