Selon le bureau du procureur général d’Ankara, les dix amiraux retraités ont été placés en garde à vue. Ils font partie des 104 signataires d’une lettre ouverte alertant contre la menace que pourrait représenter selon eux le projet de “Canal Istanbul”, porté par le président Recep Tayyip Erdogan, pour un traité qui garantit le libre passage par le détroit du Bosphore. Quatre autres anciens officiers ont aussi été visés par des mandats d’arrêt, mais n’ont pas été interpellés en raison de leur âge avancé. Ils ont reçu l’ordre de se présenter à la police d’Ankara dans les trois prochains jours.
Une enquête a été ouverte contre les militaires à la retraite pour “réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel”, selon le bureau du procureur. Les amiraux signataires se sont également vu retirer le logement mis à leur disposition par l’État et leur droit à une protection, selon le journal progouvernemental Sabah. Parmi les détenus figure notamment le contre-amiral Cem Gürdeniz, le “père” de la doctrine controversée de la “patrie bleue” prévoyant l’établissement de la souveraineté turque sur de larges pans de la Méditerranée orientale.
“Il y a une différence entre exprimer ses idées et faire une déclaration sur un ton de coup d’État”
Les autorités turques se basent sur cette doctrine pour justifier leurs ambitions maritimes à l’origine des tensions entre la Turquie et la Grèce. M. Gürdeniz est aussi connu pour sa prise de position pour une alliance “eurasianne” qui implique un rapprochement de la Turquie avec la Russie, l’Iran et la Chine plutôt qu’avec ses partenaires occidentaux. De hauts responsables turcs ont vigoureusement condamné la lettre ouverte des amiraux, qui devait être aussi examinée lundi lors d’une réunion au sommet de l’État présidée par M. Erdogan.
“Il y a une différence entre exprimer ses idées et faire une déclaration sur un ton de coup d’État”, a ainsi dénoncé dimanche le président du Parlement Mustafa Sentop. L’intervention des militaires dans la politique reste un sujet sensible en Turquie où l’armée, se définissant comme le garant de la laïcité, a mené trois coups d’État entre 1960 et 1980, et a longtemps eu une influence déterminante sur les gouvernements. Après avoir mené des réformes ayant considérablement réduit le poids des militaires, M. Erdogan a survécu en juillet 2016 à une tentative de coup d’État menée par des militaires factieux, qu’il a imputée aux partisans du prédicateur Fethullah Gülen, basé aux États-Unis.
L’approbation par la Turquie, le mois dernier, des plans de construction à Istanbul d’un canal de navigation comparable à ceux de Panama ou de Suez a ouvert le débat sur la Convention de Montreux. Le gouvernement argue que Canal Istanbul permettrait de doter la ville d’un nouveau pôle d’attractivité en plus de soulager le Bosphore, l’un des détroits les plus congestionnés du monde.
Mais les opposants affirment qu’outre son impact sur l’environnement, le projet pourrait compromettre la Convention de Montreux, datant de 1936, qui garantit le libre passage des navires civils dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, aussi bien en temps de paix que de guerre. Le traité impose cependant des restrictions au passage par les détroits turcs des navires de guerre n’appartenant pas aux pays riverains de la Mer Noire.
Selon certains observateurs, une remise en question éventuelle du traité par le biais du canal Istanbul pourrait faciliter l’accès des navires de guerre américains en Mer Noire. Dans leur lettre, les 104 amiraux à la retraite ont affirmé qu’il était “inquiétant” d’ouvrir un débat sur le traité de Montreux, estimant qu’il s’agit d’un accord qui “protège au mieux les intérêts turcs”.
Le projet de canal et la remise en question éventuelle du traité ont aussi suscité des inquiétudes en Russie. “Moscou craint que des pays de l’Otan ou tout autre État opposé à la Russie puissent acheminer des navires de guerre à tout moment en Mer Noire (…), ce qui pourrait menacer ostensiblement la sécurité nationale russe”, estimait la fondation Jamestown, un groupe de réflexion sur la politique de défense basé aux États-Unis, dans une note publiée en mars 2020.