Droit des entreprises en difficulté et Covid-19 : radioscopie d’un échec

Par Selma El Hassani Sbai

“Les tribunaux de commerce, cimetières des procédures judiciaires de traitement des difficultés des entreprises.” Cette expression imagée, très courante dans les milieux de l’avocature, n’est pas si caricaturale au vu des résultats catastrophiques obtenus en matière de traitement des difficultés des entreprises.

Le droit marocain des entreprises en difficulté, tel qu’il est organisé par le Livre V du Code de commerce, est structuré autour de deux finalités essentielles. Une finalité d’ordre économique : protéger l’entreprise et les emplois qui y sont attachés en maintenant son activité à travers la restructuration. Une finalité d’ordre juridique : protéger le crédit en permettant aux créanciers des entreprises en difficulté d’obtenir un paiement satisfaisant de leurs créances. Or, sur ces deux objectifs, notre échec est manifeste, profond et extrêmement préoccupant.

Toxicité systémique

Ainsi, sur le plan du sauvetage des entreprises viables, rappelons que plus de 90 % des procédures engagées devant les tribunaux de commerce en matière de difficultés finissent par la liquidation des entreprises, c’est-à-dire leur démantèlement. Il est vrai que les procédures de redressement et de sauvegarde, destinées à organiser la restructuration des entreprises, font l’objet d’un usage déformé. Au lieu d’être réservées aux entreprises qui peuvent factuellement se remettre sur pied, elles sont accordées à des entreprises structurellement déficitaires et utilisées, le plus souvent, comme moyen d’échapper aux poursuites de leurs créanciers ! Elles finissent donc en grande majorité par être converties en procédures de liquidation.

En ce qui concerne le deuxième objectif du droit des entreprises en difficulté, c’est-à-dire le traitement de l’insolvabilité, l’échec de notre droit est tout aussi manifeste. Les créanciers sont confrontés à une véritable précarisation de leurs intérêts. Ils n’arrivent à recouvrer qu’un montant peu significatif de leurs créances (en moyenne 28 % selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, ce qui fait de nous l’un des pays où ce pourcentage est le plus dégradé), qui plus est sur des délais extrêmement longs (on atteint des records par rapport à des pays comparables).

Cette précarité des créanciers confrontés à la défaillance de leur débiteur constitue une source majeure d’insécurité juridique dans notre pays. Elle génère un effet délétère sur l’économie et se traduit par une véritable “toxicité systémique”. En effet, dans un système qui protège aussi mal le créancier, il faut être particulièrement courageux pour accepter d’accompagner une entreprise en sachant qu’en cas de difficulté, le risque de non-paiement est très élevé.

Cet état des lieux préoccupant, souligné à plusieurs reprises par la Banque mondiale, est en train de s’aggraver de manière exponentielle sous l’effet de la crise du Covid-19. Les entreprises marocaines, profondément affectées par le choc du confinement, recourent de manière massive aux procédures de traitement des difficultés. Elles expriment un besoin légitime pour une prise en charge rapide, experte et adaptée à l’urgence de la situation et à l’ampleur de la catastrophe qu’elles subissent. On peut craindre cependant qu’au lieu du filet de sécurité juridique qu’elles recherchent, elles soient au contraire exposées de plein fouet à l’irrationalité et à l’amateurisme qui caractérisent la conduite de ces procédures au sein des tribunaux de commerce.

Des avocats spécialisés ont tiré la sonnette d’alarme et proposé des solutions concrètes pour améliorer rapidement la prise en charge judiciaire des défaillances d’entreprises (propositions rassemblées dans Covid-19 et traitement des difficultés des entreprises, mise en place de mesures d’urgence, publication du Cabinet Bassamat et Laraqui, 18 mai 2020).

Cependant, au-delà de la crise du Covid, il est urgent de comprendre les raisons de la “défaillance des procédures de la défaillance” dans notre pays, afin d’apporter des solutions structurelles à un problème devenu systémique. Les facteurs explicatifs sont pluriels et imbriqués. Essayons de ne retenir que ceux qui paraissent être les plus prioritaires à réformer.

Absence d’écosystème de prévention

Tous les spécialistes sont d’accord pour dire que les procédures préventives sont les plus efficaces pour interrompre le cycle de la défaillance et pour préserver la continuité économique des entreprises. Leur efficacité s’explique par leur caractère anticipé (dès les premières difficultés, avant la cessation de paiement), souple (le chef d’entreprise conserve tous ses pouvoirs) et confidentiel (la réputation de l’entreprise est préservée).

Nous constatons pourtant que ce sont les procédures les moins utilisées sur le terrain. Que ce soit la procédure d’alerte, de mandation spéciale ou de conciliation, aucune de ces procédures ne trouve grâce aux yeux de la pratique.

Les procédures préventives sont les plus efficaces pour interrompre le cycle de la défaillance et pour préserver la continuité économique des entreprises

L’une des principales raisons qui expliquent cette désaffection réside dans l’absence d’un écosystème de prévention. En effet, l’expérience a démontré que pour que ces procédures fonctionnent et donnent les résultats escomptés, il est nécessaire qu’elles puissent s’appuyer sur un ensemble d’acteurs judiciaires et non judiciaires qui forme un “écosystème de prévention”. Il s’agit d’un tissu institutionnel composé d’au moins trois catégories d’intervenants :

• Comités régionaux de soutien et de prévention : institués au niveau régional, ils sont chargés d’accueillir le chef d’entreprise en difficulté, de lui proposer un diagnostic confidentiel de sa situation, de l’accompagner dans ses démarches et de l’orienter quant au choix de la procédure la plus adaptée à sa situation.

• Cellule de prévention des difficultés : installées auprès des présidents des tribunaux de commerce, elles permettent une remontée rapide et paramétrée de l’information économique disponible auprès des greffes. Le tribunal peut alors effectivement jouer son rôle en matière de prévention et déclencher spontanément une procédure préventive dès les premiers signes montrant qu’une entreprise relevant de son ressort souffre d’une difficulté qui menace la continuité de son activité, comme le prévoit le Code de commerce.

• Professionnels spécialisés dans la gestion et l’accompagnement des entreprises en difficultés : avocats, conciliateurs, syndics, managers de transition, experts en restructuration… Ces professionnels sont formés au droit des entreprises en difficulté et habitués à la gestion de crise. Ils constituent un accompagnement indispensable pour le chef d’entreprise et permettent au tribunal de piloter plus efficacement les procédures engagées.

Or, aucun de ces dispositifs n’existe dans la pratique marocaine. C’est probablement l’une des principales raisons qui expliquent la non-utilisation des procédures préventives au moment où elles font ailleurs preuve de leur efficacité. (En France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne… les procédures préventives sont très utilisées et donnent d’excellents résultats en termes de restructuration des entreprises et de paiement des créanciers).

Tribunaux dépassés, juges mal outillés, syndics sans statuts

Dans la conduite des procédures collectives, les tribunaux de commerce jouent un rôle clé. Le législateur leur confie un rôle à la fois original et crucial : une fonction de magistrature économique qui consiste pour le juge à se départir de son rôle classique de magistrat procédurier et sanctionnateur afin de devenir un véritable “manager judiciaire de la difficulté”.

Syndrome du bon élève législatif : adopter des lois ambitieuses, qui consacrent des instruments juridiques innovants et avant-gardistes, mais sans se donner les moyens pratiques de les appliquer

En plus d’une maîtrise approfondie du droit des entreprises en difficulté, les magistrats qui mènent les procédures collectives doivent posséder de solides aptitudes techniques : approche managériale de l’entreprise en difficulté, connaissance du marché et de ses contraintes, capacité d’analyse financière et comptable, expertise en restructuration des entreprises… À l’évidence, les juges marocains, qui ne sont pas des juges spécialisés, mais des juges généralistes, ne maîtrisent pas suffisamment ces domaines spécifiques de compétences.

C’est probablement ce qui explique une habitude bien ancrée dans les tribunaux de commerce : le recours excessif aux experts et la consécration quasi systématique de leurs avis dans les jugements. Le manque de compétences spécialisées des magistrats explique aussi l’incohérence de la jurisprudence face aux difficultés des entreprises. Les décisions des tribunaux et cours d’appel sont en effet à ce point disparates et désarticulées qu’il est difficile de dégager des tendances rationnelles en la matière. Cette incohérence aggrave l’insécurité juridique qui caractérise ces procédures et complique le travail des avocats spécialisés confrontés aux aléas des interprétations jurisprudentielles.

Le nombre insuffisant des tribunaux, le manque de ressources humaines et matérielles, notamment au niveau des greffes, leur numérisation encore inaboutie… sans parler de l’impéritie du statut des syndics judiciaires*, sont autant de facteurs aggravants qui contribuent à expliquer les résultats si dégradés des procédures judiciaires engagées en matière de difficultés des entreprises.

Face à une discipline stratégique pour la reprise économique post Covid, notre pays continue d’entretenir inlassablement son “syndrome du bon élève législatif” : adopter des lois ambitieuses, qui consacrent des instruments juridiques innovants et avant-gardistes, mais sans se donner les moyens pratiques de les appliquer. Le livre V du Code de commerce constitue à cet égard un exemple frappant de pédagogie.

Théoriquement, c’est une remarquable boîte à outils au service des entreprises en difficulté. Dans la pratique, c’est un droit en échec, qui n’arrive ni à redresser les entreprises en crise ni à protéger leurs créanciers et leurs salariés.

*On attend toujours la publication du décret organisant la profession du syndic judiciaire. En l’absence de statut légal dédié, les syndics qui jouent un rôle clé et complexe dans les procédures de traitement des difficultés, sont nommés parmi les greffiers du tribunal ou parmi “les tiers” !