Le débat sur la mise en œuvre de la régionalisation avancée souffre d’un déficit de connaissance de la réalité institutionnelle du Maroc. Le chef de l’Etat en a fait un des projets majeurs de son règne avec pas moins de 17 appels, dans ses différents discours, sur l’impératif de la déconcentration de l’Etat en tant que vecteur de la régionalisation. Les pouvoirs publics réalisent de plus en plus l’incapacité institutionnelle de l’Etat central à réagir avec l’efficacité nécessaire aux revendications sociales croissantes. Les derniers événements à Al Hoceima et Zagora, ou encore les dernières inondations à Taroudant, El Kelaâ des Sraghna et à Errachidia témoignent des faiblesses de l’Etat dans les territoires.
Il se trouve que la rare expertise existant dans ce domaine est dominée par le paradigme du “suivisme normatif au modèle français”. Cependant, au moment où la réforme de l’organisation territoriale du Maroc continue de s’inspirer du modèle français, en dépit d’un grand décalage temporel, l’expérience française est décriée par ses propres acteurs. Malgré cette remise en cause du modèle hexagonal, aussi bien les lois organiques réformant les collectivités territoriales que le décret instaurant la Charte de la Déconcentration continuent de consacrer au Maroc la dualité institutionnelle de “l’exception française”. Désormais, deux acteurs se disputeront les prérogatives et les ressources pour assurer le développement territorial : l’Etat, en tant que secteur public, et les collectivités territoriales. En France, le niveau avancé de décentralisation et de déconcentration permet désormais un partage relativement équitable des moyens et des prérogatives. Au Maroc, en revanche, les collectivités territoriales disposent de 10 % seulement des ressources publiques allouées à l’investissement, alors que l’Etat et les établissements et entreprises publics continuent de gérer les 90 % des ressources restantes. Aussi, dans le cadre de la réflexion en cours, il convient de mettre l’accent sur le renforcement de la capacité institutionnelle de l’Etat dans les territoires (l’Etat territorial par opposition à l’Etat central à Rabat). Le renouveau du modèle de développement passe nécessairement par un “moins d’Etat” à Rabat et un “mieux d’Etat” au sein des territoires.
Une clé du prochain modèle de développement
Tous les diagnostics montrent que le renouveau du modèle du développement passe par la réforme de l’organisation territoriale de l’Etat. L’Etat marocain central est imposant par son ampleur bureaucratique et par les moyens financiers mobilisés (195 milliards de dirhams pour 2019). Les politiques publiques sont conçues et votées à Rabat. Cependant, la capacité institutionnelle de l’Etat dans les territoires est faible face aux revendications des citoyens. L’action publique y est coûteuse et peu efficace. De fait, l’Etat territorial souffre d’une crise de responsabilité qui se traduit par des politiques publiques émiettées et non synchronisées dans les territoires. Aussi, le bouillonnement social en cours témoigne d’une faible adaptabilité des politiques publiques sectorielles fortement centralisées et uniformes aux demandes sociales variées dans des territoires marqués par une grande diversité. Dans cette perspective, il convient d’interpeller le projet de réforme de la Déconcentration en cours (Charte de la Déconcentration) afin d’évaluer sa capacité à renforcer, sur le plan institutionnel, l’Etat territorial, et de lui permettre de réagir avec une plus grande efficacité et efficience aux demandes sociales croissantes dans les territoires. Réussir la réforme de l’organisation territoriale de l’Etat représenterait une clé d’entrée majeure à la mise en place d’un véritable modèle de développement.
Le choix ambigu d’une Charte
Pour réformer la déconcentration, le gouvernement a opté pour une Charte et non une loi organique. Vraisemblablement par souci de célérité, l’adoption d’un décret est plus rapide que celle d’une loi organique qui enclencherait un débat public dont l’issue reste imprévisible. Mais il s’agit d’une réforme majeure et un large débat public aurait pu sortir le projet de réforme de son enceinte bureaucratique. De plus, l’ambiguïté juridique du concept de Charte amenuise les chances de faisabilité des dispositions réglementaires du décret. La faible applicabilité des nombreuses chartes adoptées en est une illustration criante (Charte de l’Investissement, Charte de l’Environnement et du développement durable, etc.)
Cependant, au-delà des limites liées à sa forme, le projet de réforme de la Déconcentration présente de grandes insuffisances relatives à la dispersion des responsabilités dont il est porteur, au système d’allocation territoriale des ressources publiques et aux ambiguïtés qui affectent les missions et le rôle du Représentant de l’Etat dans les territoires.
En effet, l’organisation territoriale du Maroc, largement inspirée du modèle français, ne confère pas aux Walis, à l’instar des Préfets de Région, le pouvoir d’ordonnancement qui réduit les “va-et-vient” entre les différents services déconcentrés et accélère le rythme d’exécution des actions publiques dans les territoires. Aujourd’hui, la Réforme proposée accorde aux Walis une simple prérogative formelle de coordination administrative au sein des Régions (sans un véritable pouvoir de désignation et de révocation du personnel administratif) et délègue, dans une grande dispersion, le pouvoir d’ordonnancement aux différents représentants régionaux de l’Administration.
Ainsi, au cours de cette “période constitutive” de la “nouvelle Région”, il convient de réfléchir aux modalités législatives et réglementaires à mettre en place pour garantir les conditions d’aboutissement de la réforme actuelle.
Réorienter les missions du conseil régional
La loi organique 111/14 (instituant la réforme de la Région) est inspirée du modèle français qui se trouve lui-même, actuellement, dans l’impasse malgré son avance par rapport au Maroc en raison du “mille-feuille institutionnel” que sa dualité impose : deux administrations pléthoriques absorbent les deux tiers des ressources publiques allouées tout en conférant une grande opacité aux actions publiques initiées dans les territoires, à la fois par l’Etat et par les collectivités territoriales. Aujourd’hui, la nouvelle structuration des Régions marocaines avec des Agences (AREP) chargées de l’exécution des programmes pose plusieurs problèmes.
D’abord, l’exécution des programmes nécessite des ressources humaines et financières énormes qui réduiraient les capacités financières déjà modestes et plongeraient les Conseils régionaux dans une logique de gestion bureaucratique qui voilerait davantage leur pertinence politique. Ensuite, l’exécution des programmes présuppose l’existence d’une ingénierie de programmation, d’exécution et d’évaluation qui fait défaut même dans les grandes Administrations régionales (par exemple les Académies de l’Education nationale).
Afin de réussir une structuration efficace de la Région en s’inspirant des erreurs du modèle français, il conviendrait, alors qu’il en est toujours possible, de renforcer ses capacités de délibération, de programmation, de suivi et d’évaluation et d’éviter une démultiplication des administrations d’exécution dans les territoires et les déperditions de moyens qui en résulteraient. Au Maroc, les Régions renforceraient leur efficience et pertinence politiques en externalisant l’exécution des programmes de développement territorial vers les administrations performantes.
“Vocations territoriales”
Le système d’allocations des ressources publiques souffre de la juxtaposition d’objectifs incohérents. L’allocation des ressources publiques par les Ministères répond globalement à des considérations de péréquation sociale alors que les investissements des entreprises et établissements publics semblent privilégier l’attractivité des territoires du littoral (Tanger-El Jadida). Or une telle incohérence n’a pu servir ni une politique d’attractivité des territoires ni une politique de solidarité spatiale. Le développement des métropoles du littoral n’a pas été suffisamment distribué au sein du reste des territoires et les disparités spatiales ne cessent de croître. Ainsi, seule la mise en place d’une nouvelle approche différenciée d’allocation des ressources publiques fondée sur l’identification et le renforcement des “vocations territoriales” réelles permet de nourrir une politique d’attractivité territoriale à même de garantir, dans la durée, le financement de la solidarité spatiale.