Journal d’un vagin blanc dans les colonies

Par Omar Saghi

Les aventures de Bécassine, comme celles de Oui-Oui, ont bercé des générations de petits lecteurs francophones. Mais si Bécassine à la plage, Bécassine en vacances ou Bécassine fait du ski permettent un balayage relativement complet des activités humaines normales, je me suis toujours demandé pourquoi n’y figurait pas un Bécassine dans les colonies?

La réponse la plus simple est qu’au moment où, peut-être, les éditeurs pensaient lancer le projet, la décolonisation battait son plein. Mais cette réponse est effectivement trop simple. Elle est même fausse en réalité. Il n’y avait pas de Bécassine dans les colonies parce que Bécassine, de fait, n’était pas encore allée visiter les colonies. Il a fallu la décolonisation pour qu’enfin les pays du sud s’ouvrent aux Bécassine.

Bécassine est gentille, de bonne foi et volontaire. Mais dans les colonies? Enfin, dans les post-colonies? Bécassine va s’engager, on s’imagine, dans une quelconque ONG humanitaire. Insensiblement, en traversant la Méditerranée, elle s’apercevra que sa valeur va augmenter, d’une manière inconsciente mais perceptible. Sa valeur économique, mais aussi politique, sexuelle… Le gradient nord-sud est une bourse des valeurs invisibles.

“Au Bangladesh, en Ouganda ou en Bolivie, Bécassine est une véritable déesse blanche que l’indigène attend les mains jointes. Enfin, croit-elle”

Omar Saghi

Bien sûr, plus le pays est pauvre, enfoncé dans les crises sans fin que les ex-colonies connaissent, et plus la valeur de Bécassine augmente. En France, la Bécassine d’aujourd’hui est une quelconque militante du vivre-ensemble, dépressive et interchangeable. Mais au Bangladesh, en Ouganda ou en Bolivie, c’est une véritable déesse blanche que l’indigène attend les mains jointes. Enfin, croit-elle. Mais la croyance suffit à la transsubstantiation.

Mais là n’est pas encore le meilleur de l’affaire. C’est dans les situations les plus difficiles, c’est-à-dire les plus politiques, que les Bécassine donnent le meilleur d’elles-mêmes. Cela commence par une inscription dans un département de langue « exotique » à l’Inalco de Paris ou la SOAS de Londres par exemple. Bécassine choisit arabe, kurde ou pashtoun. Peut-être même a-t-elle d’abord opté pour le turc avant de se tromper d’amphi et de se retrouver en amharique.

Enfin, tout ça, c’est de l’oriental après tout. Elle va rencontrer Mahmoud, et devenir farouchement pro-kurde. Ensuite, elle tombera amoureuse de Mouloud et sera pro-tadjik, bec et ongles. Enfin, le coup de foudre pour Massoud en fera une militante passionnée de la cause nubienne ou sud-soudanaise, ou nord-abkhaze.

Il est difficile de quantifier ce genre de situation, mais à n’en pas douter, il s’agit là d’un gisement d’activisme qui a alimenté beaucoup de brasiers aujourd’hui en cours. Les pays du Sud sont un écran fantasmatique pour un Occident un peu ennuyé de lui-même (enfin jusqu’à la crise récente). Combiner amourette, gratification morale et sentiment de supériorité postcoloniale multiplie ce genre d’aventures. Ce ne sera donc pas un seul volume qu’il faudra consacrer à Bécassine dans les colonies, mais toute une saga.

Elle commencerait par Comment Bécassine apprit (enfin découvrit) l’arabe (ou le persan, ou le turc ou l’hindi ou le télougou), continuera par Comment elle manifesta pour l’indépendance du Kosovo (ou Timor, Kurdistan, Sud-Soudan, Biafra, Casamance… mais pas Catalogne ou Ecosse, pour le bonheur de l’Espagne ou la Grande-Bretagne, ils ne sont pas assez exotiques) et terminera par Bécassine, assagie par les ans et la politique, finit ses jours dans sa Drôme natale à faire des confitures de prune.