Tanger, le 28 juin au matin. Devant l’hôtel, quatre cars vides et, dans le lobby, des dizaines de journalistes en plein doute. « Ce serait drôle si c’était encore reporté ! », lance ironiquement l’un d’eux. Affalés dans les confortables fauteuils du hall, ils sont arrivés, au matin ou la veille, de pays plus ou moins lointains : France, Mali, Allemagne, Liban. Un rédacteur ouest-africain raconte avoir reçu un coup de fil de sa hiérarchie : « Fais tes valises, Tanger inaugure son port. Ce sera le plus important de la Méditerranée. » Taxi, avion, car de nuit, Tanger enfin, à l’aube. Il fallait faire vite. L’inauguration était prévue pour l’après-midi du jeudi 27 avril, à 16 heures précises, en présence du roi du Maroc. Mais à midi, personne n’avait encore bougé. L’inauguration a finalement été reportée au lendemain.
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Pour occuper l’assemblée désœuvrée des journalistes, on improvise une virée en minibus à travers les dédales de la Cité blanche. « Demain, même programme, même heure », rassure l’agence chargée des médias. Partie remise donc. Et chacun regagne sa chambre pour la nuit. Le lendemain, aux alentours de 13 h 30, la nervosité monte d’un cran. Le staff de l’organisation s’agite, passe des coups de fil fiévreux, donne des ordres dans tous les sens, exhorte les journalistes à vite prendre place dans les cars. Qui s’ébranlent enfin. L’inauguration va bien avoir lieu. Les quatre véhicules, escortés par la gendarmerie qui libère la route, avalent en un temps record la quarantaine de kilomètres qui séparent Tanger de Ksar Sghir, l’ancien village de pêcheur devenu premier port d’Afrique.
Sur un fond de mer turquoise, les premières grues de Tanger Med apparaissent. Ce sont des machines spectaculaires, hautes de 144 mètres, capables de porter des cargaisons de 20 tonnes. L’engin est piloté depuis une salle de contrôle où un technicien actionne un joystick pour attraper, soulever et déposer les conteneurs. Du bateau au quai, du quai au bateau. Il y a des milliers de ces boîtes sur la plateforme, de toutes les couleurs, siglées du logo des titans du transport maritime international : le Danois Maersk, le Suisse MSC, l’Allemand Hamburg Süd. Ici, rayonne déjà le soleil du commerce international.
Le hub
Avec Tanger Med, la volonté était de faire du royaume un « acteur de premier plan » du transport maritime. Le pari est en passe d’être relevé : en 2018, 3,5 millions de conteneurs ont transité par Tanger Med 1, soit l’équivalent de 52 millions de tonnes de marchandises. À l’heure actuelle, Tanger Med est connecté à 77 pays et 186 pôles maritimes, ce qui en fait le 45e port à l’échelle mondiale. 40 % du transport qui y transite est destiné à l’Afrique, 20 % à l’Europe et 10 % aux Amériques. Il y a 15 ans à peine, ce secteur d’activité était quasi-inexistant. Tanger Med 2 n’est pas une extension, mais un aboutissement. Une fois les travaux définitivement terminés en 2020, la capacité portuaire triplera pour atteindre les 9 millions de conteneurs par an.
À mesure que les cars approchent du lieu de l’inauguration, les habitants se font de plus nombreux sur le flanc des collines alentour. Autour du dernier rond-point, pavoisé de grands drapeaux, une foule dense, composée de femmes et d’hommes de tous âges, prend d’assaut les bandes de pelouses, cherchant l’ombre maigre des oliviers. Le signe des grands jours. Passés les portiques du port, les cars déversent le troupeau des journalistes qui rejoint un bâtiment de la direction portuaire pour déjeuner. Là, il ne reste plus rien de la léthargie de la veille. Et à observer ce serveur qui lacère frénétiquement une daurade grillée, on comprend que l’ordre a été donné de ne pas traîner.
La vue sur le port est imprenable depuis la terrasse. De ce poste d’observation, le complexe portuaire ressemble à un jeu de Lego. Trompeur. En bas sur la plateforme, tout est gigantesque, disproportionné. La jetée principale, enracinée sur un éperon rocheux, mesure 1329 mètres. La longueur totale des quais frôle les 3 kilomètres, au bord desquels quatre cargos “géants des mers” peuvent accoster en même temps. Les bacs à stockage de pétrole, sorte d’énormes silos pouvant contenir jusqu’à 500.000 mètres cubes du précieux carburant. Et sur un immense parking, les voitures sorties des usines Renault et Peugeot attendent par milliers d’être exportées.
Plus près de nous, dans l’allée principale, minibus et berlines se croisent et s’entrecroisent dans un va-et-vient incessant. L’heure approche. Les journalistes sont conduits sous un grand chapiteau. À l’intérieur, un écran, couvrant toute la longueur d’un mur, projette un message d’accueil sur fond bleu. Il est environ 15 h 30 quand une trompette claironne quelque part, au-dehors. Deux minutes plus tôt, un convoi était passé en trombe devant le chapiteau sans s’arrêter. Sur l’écran, l’image se met à vaciller et le fond bleu fait place à une retransmission en direct. La salle plonge alors dans le silence.
On voit un bout de mer bleu, les capes blanches de la garde royale, des tapis aux motifs compliqués et trois ou quatre véhicules officiels. Sous le chapiteau, les caméramans se précipitent aux premières loges pour filmer l’écran, faute de mieux. À cause des bourrasques de vent, l’image tremblote, puis coupe nette. « Ah ! », font quelques-uns dans l’assistance quand elle revient enfin. Une portière s’ouvre. Une silhouette haute et svelte sort du véhicule. C’est le prince héritier Moulay El Hassan.
Le choix des symboles
Nouvelle coupure. On voit maintenant un auditoire plein de monde, où des hommes et des femmes élégamment vêtus occupent des fauteuils rouges. Le prince héritier surgit alors par une porte latérale et prend place sur le siège qui lui a été réservé, au premier rang. Il a, à sa droite, le ministre des Finances Mohamed Benchaâboun et le ministre de l’Industrie Moulay Hafid Elalamy à sa gauche. Un peu plus haut, on repère la présence du patron de BMCE Bank Othman Benjelloun et celle de Mohamed Hassad, ex-ministre de l’Intérieur et ex-wali de la région Tanger-Tétouan, qui n’avait plus paru à une cérémonie officielle depuis son limogeage du gouvernement presque deux ans plus tôt.
Après la diffusion d’un film institutionnel de présentation du nouveau terminal commençant par ces mots : « C’est l’histoire d’une ambition, d’une vision devenue réalité… », le président de l’Agence spéciale Tanger Méditerranée (TMSA) Fouad Brini monte à la tribune. Il explique que la mise en service du port Tanger Med a fait passer le Maroc de la 83e à la 17e place à l’index du fret maritime de la CNUCED, l’agence de commerce onusienne. À ce jour, 88 milliards de dirhams ont été investis dans le projet, ajoute-t-il. Avec l’extension Tanger Med 2, qui a coûté 15 milliards de dirhams, le complexe portuaire deviendra bientôt le premier de la Méditerranée et devancera, avec 20 % du trafic maritime global, les ports d’Algésiras et Valence. Morten Engelstoft, le patron d’APM Terminals, filiale du géant danois Maersk et chargé de l’exploitation du terminal marocain, suivra à l’estrade pour confirmer que son groupe avait investi 10 milliards de dirhams dans la nouvelle structure.
Fin des interventions. Le prince héritier quitte l’auditoire sous les applaudissements et rejoint la plateforme portuaire pour se faire donner de nouvelles explications. Après être remonté dans son véhicule, il quittera les lieux, au terme d’une cérémonie d’environ 45 minutes.
Externalités positives
Fin de la retransmission, les journalistes rangent leur calepin. Pas pour longtemps. Voici en effet arriver quelques minutes plus tard la direction de Tanger Med, Fouad Brini en tête, pour une conférence de presse improvisée devant l’écran géant du chapiteau. Un cordon sécuritaire est tiré entre les intervenants et les médias pour éviter les bousculades. Privés de travail pendant 24 heures, certains journalistes se jettent sur les intervenants. Derrière un lutrin, le président de TMSA prend les questions les unes à la suite des autres. C’est alors qu’on apprend, entre autres choses, qu’un cargo met 15 jours pour rallier le Maroc à l’Inde et que les coûts des importations africaines ont chuté ces dernières années grâce à la baisse des coûts logistiques induits par la mis en service du port de Tanger.
Puis un journaliste belge s’empare du micro :
— La question vous semblera anecdotique, mais pourquoi l’inauguration a-t-elle été reportée hier ?
— Parce que nous avons appris qu’il y avait beaucoup de journalistes et que nous avons pris le temps de mieux vous accueillir, répond Fouad Brini, les yeux scintillants. Des rires fusent.
Un journaliste italien s’approche à son tour :
— Pourquoi le roi du Maroc n’est-il pas venu inaugurer le nouveau terminal ?
— Qui vous a dit que le roi allait venir ? rétorque le président de TMSA. Le roi a son propre canal de communication… Et nous n’avons jamais annoncé une inauguration par le roi… L’Italien regagne sa place, un peu déçu.
Dans le dos Fouad Brini, deux phrases en lettres blanches se détachent du fond bleu de l’écran géant : « Sous la présidence effective de Sa Majesté le Roi Mohammed VI — Lancement officiel des opérations portuaires ». Une présidence qui n’implique pas toujours une présence. D’ailleurs, l’agence MAP a pris soin de préciser que « le Prince Héritier Moulay El Hassan a représenté SM le Roi à la cérémonie de lancement des opérations portuaires de Tanger Med 2 ».
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