24 octobre 2017. Un an après la mort de Mohcine Fikri qui a embrasé Al Hoceïma, le premier président de la Cour des comptes remet un rapport confidentiel au roi Mohammed VI sur les projets de développement de la capitale du Rif. Dans la foulée, le cabinet royal annonce “un ensemble de mesures et sanctions à l’encontre de plusieurs ministres et hauts responsables”. Quatre ministres en poste sont limogés séance tenante. Hakima El Haite fait partie d’une autre catégorie: celle des membres du précédent gouvernement qui n’auraient “pas été à la hauteur de la confiance placée en eux par le souverain” et à qui “aucune fonction officielle ne sera confiée à l’avenir”.
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Celle qui avait été le visage de la COP22 en 2016 sera privée de COP23 en 2017. Pourquoi? Dans la solitude des désavoués, Hakima El Haite a “cherché à comprendre”, en démêlant les logiques d’un système qui lui a brûlé les ailes. Entre une visioconférence avec Séoul et un vol pour l’Europe, elle se confie à TelQuel sur cette épreuve, installée dans le salon de sa villa rbatie qu’elle compte transformer en maison d’hôtes.
Fin 2018, après une période sous les radars, Hakima El Haite a finalement rebondi en étant élue présidente de l’Internationale Libérale. Elle y poursuit son combat pour la justice climatique, et veut y incarner une résistance contre la montée des populismes. Mi-mai, elle apparaît même publiquement avec tout le gotha rbati. Vers une réhabilitation ? Ce n’est pas gagné.
Faute de responsabilité officielle au Maroc, c’est sur ses deniers qu’elle finance sa présidence de l’Internationale Libérale. À ce rythme, pas sûr qu’elle puisse tenir un mandat de six ans. Mais Hakima El Haite a un plan: l’ancienne chimiste a développé une ligne de produits cosmétiques, testés et approuvés, qui n’attendent plus qu’un nom pour être commercialisés. Une sorte de baume cicatrisant.
TelQuel : Vous étiez le 16 mai dernier sur l’esplanade de la tour Hassan, pour les commémorations du 60e anniversaire de la mort de Mohammed V, avec tout le gotha politique et sécuritaire de la capitale. C’est la première fois depuis octobre 2017 que vous êtes présente dans ce genre d’activité quasi officielle. Quel est le message ?
Hakima El Haite : Je n’ai pas de message. Je n’ai jamais disparu de la scène politique. J’ai porté la candidature du Mouvement populaire (MP) à l’Internationale Libérale (IL) pour le poste de présidente. Mon travail a été réorienté à l’international. Ma campagne a été discrète, parce que beaucoup pensaient que je n’avais aucune chance, d’autant que des candidats de renom se présentaient face à moi. L’accréditation du MP m’a été accordée, mais n’étant pas certaine de l’issue de l’élection, j’ai préféré m’abstenir de toute demande de soutien et assumer le financement de ma campagne.
Et cette année-là, j’ai pratiquement fait le tour du monde. Mais ma candidature était bien sous l’égide du MP, donc je n’ai pas disparu. La preuve, c’est qu’en même temps que se déroulait mon élection à l’IL à Dakar fin novembre 2018, se tenait le congrès du MP à Rabat. Les Harakis m’ont fait confiance et ont voté pour moi au bureau politique. En 24 heures, je suis devenue présidente de l’Internationale Libérale et réélue membre du bureau du MP.
Vous étiez tout de même une personnalité politique parmi les plus médiatiques. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
Parce que je ne suis plus ministre, ni championne pour le climat.
Savez-vous pourquoi ? Avez-vous lu le rapport de la Cour des comptes sur Al Hoceïma qui serait à l’origine de cette décision royale de ne plus vous confier de responsabilités à l’avenir, au même titre que d’autres anciens responsables ?
J’ai lu la synthèse publique, mais il n’y avait rien sur le ministère délégué de l’Environnement. Je n’ai pas eu accès au rapport complet.
Avez-vous été contactée à ce sujet ?
Non, ça n’a pas été le cas.
Pourquoi ce désaveu alors ?
“Les projets programmés dans le budget du Fonds vert n’ont jamais vu le jour, car le Fonds a été bloqué par le ministre de tutelle”
J’ai essayé de comprendre les raisons. Du point de vue des projets, la programmation a été faite jusqu’en 2022. Les études ont été réalisées et ont couvert l’intégralité du territoire marocain. Le lancement des filières a également été tracé. Toutefois, le département fonctionnait avec deux budgets distincts: le budget général d’une part et le Fonds vert d’autre part. Les projets programmés dans le budget du Fonds vert n’ont jamais vu le jour, car le Fonds a été bloqué par le ministre de tutelle (Abdelkader Aâmara, ndlr).
À Marrakech, d’ailleurs, j’ai dû changer toute la planification du budget général pour programmer la réalisation du Centre d’enfouissement et de valorisation (CEV) des déchets ménagers de Marrakech, initialement prévu dans le Fonds vert. De cette façon, le projet a été réalisé avant la tenue de la COP22. Nous avons pu faire cela pour Marrakech en une année. Si nous avions eu accès aux fonds, tous les autres projets auraient été réalisés.
Cela n’a pas été le cas, c’est ma faute. Il fallait taper fort à ce moment-là, ou partir. Mon sentiment, de par mon appartenance à la coalition gouvernementale, était que je ne pouvais pas mettre les pieds dans le plat. Mais je me suis trompée. Je n’exerçais pas la politique comme les politiciens l’exercent. Sans doute n’ai-je pas fait assez de politique d’ailleurs…
Le jour de ce que la presse a appelé le “séisme politique”, vous étiez à Rome, à quelques jours du début de la COP23, en plein discours dans une conférence sur l’eau. Comment avez-vous réagi ?
Cela m’a profondément heurtée. Durant quatre années, j’ai donné le meilleur de moi-même. Mon silence lors de la période qui a suivi était le reflet de mon incompréhension: je n’étais qu’une ministre déléguée avec un pouvoir limité. Mais les tensions sociales et politiques de l’époque étaient telles que si mon éviction permettait de participer à la stabilité de mon pays, c’était peu cher payé.
Est-ce que j’ai fait des erreurs ? Certainement, comme tout le monde. Et dans le milieu politique, la majorité des acteurs savaient que de nombreux dossiers avaient été bloqués pendant des années par le ministre de tutelle (Aâmara, ndlr). Mes nombreuses initiatives personnelles auprès du Chef du gouvernement (Abdelilah Benkirane, ndlr), puis accompagnée par mon chef de parti (Laenser, ndlr) n’ont pas abouti, et ce malgré l’implication du ministère de l’Intérieur (Mohamed Hassad, ndlr) en charge de la gestion des collectivités territoriales.
“Ma plus grosse erreur a été de ne pas démissionner. Lorsque les moyens nécessaires pour l’exécution des programmes ne sont pas mis à disposition, il faut savoir rendre le tablier”
Plusieurs correspondances à ce sujet ont aussi été adressées au Chef du gouvernement pour lui rappeler que des conventions signées devant Sa Majesté ne seraient pas honorées à cause de crédits non programmés. Ma plus grosse erreur a été de ne pas démissionner. Sa Majesté donne des responsabilités à des hommes et des femmes d’État. Lorsque les moyens nécessaires pour l’exécution des programmes ne sont pas mis à disposition, surtout quand ils existent, il faut savoir rendre le tablier en signe de protestation et de respect envers sa nation. Je ne l’ai pas fait, et c’est mon seul regret.
À quel moment auriez-vous dû démissionner ?
J’aurais dû démissionner en 2015, quand le Fonds vert a été bloqué pendant deux années consécutives et que les crédits n’ont pas été reprogrammés. Mon mandat prenait fin en 2016, et le temps n’était plus suffisant pour la réalisation de ces projets. Ce n’est pas par manque de courage que je ne l’ai pas fait, mais plutôt par conviction que l’on ne démissionne pas d’une responsabilité confiée par Sa Majesté.
Est-ce qu’une proximité s’est créée avec les autres responsables qui ont été limogés ou désavoués le même jour que vous ?
“J’ai eu des propositions à l’étranger, je les ai déclinées. Je ne partirai pas”
Non, pas particulièrement. J’ai toujours eu des relations très amicales avec Nabil Benabdallah (PPS, ndlr) et avec Ssi Hassad (MP, ndlr), mais nous n’avons pas constitué de coalition des mécontents (rires). Ce sont tous des hommes d’État qui aiment leur pays. Aucun d’entre nous n’est disposé à échanger notre pays pour un autre. J’ai eu des propositions à l’étranger, je les ai déclinées. Je ne partirai pas, parce qu’ici c’est chez moi.
D’un point de vue plus personnel, avez-vous eu peur du regard des citoyens marocains après cette décision? Avez-vous eu peur de sortir?
“Un groupe de jeunes m’a reconnue. Ils sont descendus de leur camion, et ont demandé à prendre des photos avec moi. Ce jour-là, j’ai pleuré”
Au début oui. Je me suis recroquevillée sur moi-même, pendant plusieurs mois, avec plein de questions. Et puis un soir de match, nous sommes sortis en famille pour célébrer la victoire de l’équipe nationale. C’était l’euphorie générale dans la rue. Nous étions bloqués dans la circulation, en voiture, avec mes enfants, et un groupe de jeunes m’a reconnue. Ils sont descendus de leur camion, et ont demandé à prendre des photos avec moi. Ces embrassades m’ont beaucoup émue. Ce jour-là, j’ai pleuré.
Encore aujourd’hui, je suis touchée par le comportement de beaucoup de Marocains qui me manifestent de la sympathie. Ça a été une période très difficile. Ça a changé beaucoup de choses dans ma vie, et pour ma famille aussi. Mon grand frère qui m’a élevée reste inconsolable. Vous savez, je n’ai jamais été classée deuxième. J’ai grandi dans l’excellence, toujours première. Ce n’est pas parce que je suis douée d’une intelligence particulière, mais simplement parce que j’aime travailler.
Le travail me procure une satisfaction personnelle. Un jour, j’ai dit au Chef du gouvernement: “Je ne me rappelle que je suis ministre qu’en présence de Sa Majesté. Autrement, je suis quelqu’un qui travaille pour réaliser un programme”. C’est aussi pour ça qu’à la veille des élections de l’Internationale Libérale je n’ai pas dormi. Je ne pouvais pas accuser un deuxième échec. Il fallait réussir. Le lendemain, j’ai été élue à l’unanimité, pour la première fois de l’histoire de l’IL. Ça a été un réconfort.
Qu’est-ce que c’est l’Internationale Libérale? Et que fait sa présidente?
C’est une fédération de 100 partis politiques à travers le monde. 80 pays sont représentés, 120 partis si l’on compte les organisations internationales. C’est une formation puissante, mais qui a toujours œuvré sans faire beaucoup de bruit. Elle est très présente en Asie, de plus en plus influente en Afrique, et en Europe évidemment où notre groupe est la troisième force politique du parlement européen.
Le président de l’Internationale Libérale est de facto membre du bureau exécutif des organisations affiliées, c’est-à-dire nos organisations régionales en Afrique, en Asie, en Amérique latine, en Europe… En cette qualité, je suis aussi membre de plusieurs commissions et comités statutaires des Nations Unies, dont le comité des droits humains de l’ONU qui siège à Genève.
À quoi sert cette fédération ?
Nous faisons en sorte que les partis libéraux à travers le monde adoptent une position commune sur un sujet ou une situation donnée, souvent multilatérale. Nous avons toujours des réunions avant les évènements majeures des organisations internationales, notamment des Nations Unies.
Nous mettons à jour tous les six mois une sorte de guide à destination de nos membres. C’est un recueil des résolutions de l’IL qui seront par la suite utilisées par nos partis, qu’ils siègent en tant que ministre dans leurs gouvernements nationaux ou en tant qu’organisation membre des Nations Unies. Idem dans les organisations affiliées sur chaque continent, et l’Union européenne par exemple à travers l’ALDE (Alliance des libéraux et démocrates pour l’Europe).
Le Maroc a fait appel à vous d’ailleurs, dans la dernière ligne droite avant le vote des nouveaux accords agricoles au parlement européen, pour sécuriser le vote de l’ALDE.
Je n’ai pas besoin qu’on fasse appel à moi pour servir les intérêts du pays. Je les connais, je suis Marocaine, c’est mon pays, et je ferai toujours le maximum pour le défendre du mieux que je peux.
Où placez-vous l’Internationale Libérale sur l’échiquier politique ? À gauche, à droite ? Conservateur, progressiste ?
C’est une fédération de partis libéraux, démocrates et progressistes. Mais je recommande toujours aux libéraux de ne pas définir l’Internationale Libérale par son nom, “libéral”, quand on les interpelle sur le sujet. Le terme “libéral” est très mal interprété. Souvent, il est confondu avec celui de “capitalisme” sur le plan économique, et de “libertinage” sur le plan des valeurs. En fait, nous militons pour le respect des libertés, pour la vérité et pour la dignité.
Quand vous militez pour la dignité, tout le reste suit : les droits humains, la démocratie, le respect de la différence, l’égalité… Ce sont les piliers de l’IL, énoncés dans son manifesto d’Andorra. Si le monde entier croyait en ces valeurs, nous n’aurions pas de conflits identitaires. On ferait barrage aux populistes, aux nationalistes et aux extrémistes qui gagnent du terrain en se présentant comme des sauveurs de l’humanité. Face à cet élan populiste, on manque d’arguments. Il est temps que les démocrates et les libéraux crient haut et fort les valeurs qu’ils prônent.
C’est votre priorité, en tant que présidente ?
La montée en puissance du populisme et du nationalisme à travers le monde – notamment à l’Est et dans certains pays européens – et l’installation de régimes autoritaires et dictatoriaux à l’Ouest, menacent toutes les valeurs que prône l’IL. Le président Trump remet aujourd’hui en cause les alliances et les accords, et perturbe l’ordre mondial multilatéral. Contrer le populisme, dénoncer les abus, les inégalités, veiller au commerce équitable, appeler à la justice climatique, voilà nos priorités.
Le Maroc est-il un pays libéral ?
Oui.
De respect de la dignité aussi ?
La construction démocratique d’un pays est un chemin sinueux. Jadis, jamais un parti comme le PJD n’aurait gouverné. C’est bien la preuve que nous sommes dans un processus démocratique. Avec l’éducation, l’évolution et la maturité du peuple marocain, nous réussirons à asseoir la démocratie de manière bien établie. Cela prend du temps.
Selon des chiffres récemment publiés par le secrétariat d’État au Développement durable, la température a augmenté d’au moins 0,8 °C dans chaque région du Maroc depuis le début des années 1970, voire jusqu’à 2,6 °C à Oujda. Pour l’avenir, le scénario pessimiste est effrayant : à l’horizon 2100, on assisterait à des hausses des températures sur l’ensemble du pays comprises entre 5 et 7 °C. Aviez-vous connaissance de ces chiffres ? Est-ce déjà trop tard ?
“Le Maroc n’est pas un village isolé. On aura beau faire le maximum de réalisations en matière d’installations solaires, de voitures électriques, etc., on n’arrêtera pas seuls l’augmentation des températures ”
Oui, on connaissait ces scénarios, ce sont les chiffres du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental pour l’évolution du climat, ndlr). Et j’espère que le monde ne laissera pas se produire le scénario le plus pessimiste. Car le Maroc n’est pas un village isolé. On aura beau faire le maximum de réalisations en matière d’installations solaires, de voitures électriques, etc., l’atmosphère et le globe n’ont pas de frontières. L’impact de nos voisins se fera ressentir chez nous, et on n’arrêtera pas seuls l’augmentation des températures.
Les conséquences seront désastreuses si la population mondiale ne se mobilise pas. Les risques et les dangers du changement climatique sont imminents avec l’augmentation des températures, mais aussi avec la prévalence des désastres naturels. Les morts, les sans-abri, les malades, les immigrés se compteront par millions et non par milliers, en plus des pertes économiques qui passeraient de quelques points de PIB à plus d’une vingtaine de points.
C’est un crime contre l’humanité qu’on laisse s’orchestrer. Il nous faut des champions pour mobiliser sur le climat. Au niveau européen, le président Macron a porté la flamme pendant un moment, mais il s’est effacé avec la crise des gilets jaunes et la préparation des élections européennes. Nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais de leaders, de champions, pour porter la cause climatique au niveau mondial et pas uniquement le temps d’une COP.
Aimeriez-vous le (re)devenir ?
Ce titre de champion, c’était un honneur. Le redevenir officiellement n’est pas possible dans les conditions actuelles. Mais je continue ce combat à l’international. D’ailleurs, en 2019, j’ai été classée parmi les 100 personnalités mondiales les plus influentes sur le climat (par le réseau mondial “Apolitical”, ndlr). Chacun d’entre nous peut devenir ce champion.
PROFIL
1963 : Voit le jour à Fès
1991 : Doctorat en sciences de l’environnement à Meknès
1994 : Fonde la société Eau Globe spécialisée dans l’ingénierie environnementale
2003 : Rejoint le Mouvement populaire
2008 : Diplômée en communication politique à Washington
2010 : Doctorat en génie de l’environnement de l’Ecole des mines de Saint-Etienne
2013 : Ministre déléguée à l’Environnement
2015 : Vice-présidente de la COP21
2016 : Championne marocaine du climat dans le cadre de la COP22
2017 : Ecartée des responsabilités publiques par le Palais
2018 : Elue présidente de l’Internationale Libérale à l’unanimité
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