Depuis des décennies, le « drame linguistique marocain » comme l’a nommé l’écrivain Fouad Laroui, continue de paralyser l’évolution harmonieuse de la société vers un sentiment national apaisé et décomplexé, riche de sa diversité.
Les premières universités marocaines
Le Maroc a de tout temps été une terre d’accueil et de mélange des cultures et des langues. Ses dialectes sont multiples, sa « darija » variée, fruit de racines locales arabe, amazigh, hébraïque ou hassanie, et agrémentée de vocables étrangers, espagnols, français, africains subsahariens, etc. Toute cette multitude constitue un ciment de notre nation. Un Rifain ou un Amazigh du Souss auront des nuances dans leur parler qui font qu’ils se comprennent globalement, un Arabe « doukkali » et un « fassi » andalous se comprennent mais pas dans les finesses de leur parler régional, un Hassani du sud cherchera appui dans le parler arabe pour échanger avec d’autres régions, etc. Et pourtant, tous sont unis par ce lien indéfectible à une même terre, à un même peuple, à une même patrie.
L’université Al Qarawiyine, parmi les premières au monde, a accueilli les lettrés d’ici et d’ailleurs, des Arabes, mais aussi des Européens, Espagnols ou Français, et l’arabe était au rendez-vous de ce carrefour d’échange, tandis que les traductions dans les autres langues étaient les seuls moyens de partager les connaissances scientifiques avec les autres. Les savants de l’époque puisaient ainsi dans le patrimoine commun du savoir, pour éclairer les populations encore analphabètes en grande majorité, et développer leurs recherches.
L’accès à l’enseignement s’est élargi relativement pendant le protectorat, mais a concerné souvent une élite, urbaine ou rurale, avec un enseignement bilingue, avec la mise en place « d’écoles des notables » dans certaines villes, ou d’écoles « franco-berbères », alors que d’autres se contentaient d’un enseignement traditionnel.
Avec l’indépendance, la volonté d’élargir l’accès au savoir à un plus grand nombre a percé. La politique d’incitation et de généralisation de l’enseignement s’est peu à peu frayé un chemin, avec la volonté affirmée de combattre l’analphabétisme.
Ce mot d’ordre est devenu incontournable depuis deux ou trois décennies, avec des politiques dédiées à ces objectifs, et des interrogations fondamentales pour réussir ces challenges. Mais malgré des conférences nationales autour de l’éducation, des conseils ou instances de réflexion d’experts, les décideurs de la nation n’ont pas encore trouvé le consensus indispensable pour améliorer le rendement éducatif attendu au bénéfice de toutes les couches sociales.
Certains politiciens fraîchement sortis des luttes nationalistes contre le protectorat français ont imposé une arabisation intempestive au début des années 80, considérée comme un « parachèvement » de la libération nationale. Et, après des investissements budgétaires importants en vue de généraliser l’enseignement, nous connaissons les résultats aujourd’hui, lorsque moins de 20 enfants sur 100 obtiennent leur baccalauréat au début du parcours scolaire fondamental.
De plus, la langue arabe érigée en langue exclusive d’enseignement dans les écoles publiques a été un facteur limitant majeur pour nombre d’élèves en particulier des branches scientifiques, qui rencontrent de grosses difficultés en abordant les études supérieures, qui sont dispensées en français essentiellement dans notre pays (ingénierie, médecine, économie, finances, architecture, etc.), alors que les banques, de nombreuses administrations et le monde des affaires fonctionnent en français.
Plus encore, cette politique linguistique a été marquée par un défaut de vision et d’anticipation pour le développement futur de notre pays, carrefour des continents et des échanges aussi bien vers le continent africain, l’Europe, que le monde arabe ou asiatique, les liens avec le continent américain étant historiques depuis l’indépendance des États-Unis.
À l’intérieur de notre pays, le mouvement revendicatif de l’amazighité comme composante essentielle de notre nation, de sa culture et de ses langues, a pu s’imposer lentement mais sûrement. La Constitution de 2011 a consacré ainsi les deux langues officielles, l’arabe et l’amazigh, et ouvert la voie à la reconnaissance démocratique des droits d’une large proportion de citoyens de notre pays, tout en faisant place à l’ouverture aux langues étrangères.
Ce fil conducteur récapitulatif nous amène au débat actuel autour des langues, les langues de « l’identité », les langues enseignées, et les langues d’enseignement.
Quels démons de repli identitaire agitent les mouvements conservateurs ? Quelles idées pseudo-nationalistes, quelles arrières pensées purement électoralistes les animent ? Quelles visions du Maroc et de notre société du 21e siècle les motivent ? Le rêve panarabe d’antan? Le « triomphe » du monde musulman sur celui des autres ?
Ou alors juste une résistance farouche à la mondialisation qui est un fait irréversible, avec son lot de nouveaux défis, de nouvelles chances aussi pour la démocratie et la maîtrise par les peuples de leur avenir…
Certains évoquent les pays qui ont opté pour leur langue nationale et ont réussi, quels exemples trouvent-ils? Israël, la Turquie, le Japon? Mais ces pays n’ont-ils pas des facteurs objectifs de richesse au-delà de la langue ?
Ils ont des universités et des niveaux de recherches scientifiques, qui ont un impact sur le monde entier, il suffit de voir leur place dans le classement des meilleures universités au monde, qui accompagnent le progrès scientifique international.
Selon le classement THE (Times Higher Education, qui prend en compte des critères tels que : l’enseignement, la recherche, la transmission des connaissances et les perspectives internationales entreprises par les facultés), le Japon et Israël ont 2 universités qui figurent dans les 100 premières, la Turquie en possède dans les 300 premières, tandis que 3 universités marocaines, Cadi Ayyad de Marrakech, suivie des universités Mohammed V de Rabat et Sidi Mohammed Ben Abdellah de Fès (USMBA), se trouvent seulement entre la 801e et la 1.000e place.
Et de plus, si on s’intéresse à la langue d’enseignement dans leurs systèmes éducatifs, on trouve qu’ils font la part belle aux langues étrangères.
En Israël par exemple, l’enseignement est en hébreu, mais une grande partie des cours se donnent en anglais, parfois en français, et pour les Israéliens russophones, des écoles maternelles accueillent aujourd’hui les jeunes enfants et leur offrent des cours en trois langues : hébreu, russe et anglais. Dans les faits, l’anglais est vraiment la « seconde langue officielle » de l’État hébreu, bien avant l’arabe, censé être la deuxième langue officielle.
On peut citer d’autres expériences, telle l’Inde, immense continent composé de nombreux Etats et qui a plus de 22 langues régionales et des centaines de langues locales. Les deux langues officielles sont le hindi et l’anglais. Les langues d’enseignement dès le primaire sont au nombre de trois: le hindi, l’anglais et la langue régionale. C’est la « formule des trois langues », qui a obtenu un consensus dès les années 60, elle tente d’équilibrer les intérêts des langues maternelles, de l’hindi en tant que langue officielle et fierté nationale, et de l’anglais (pour son efficacité et son intérêt économique).
La langue des racines et la langue des ailes
Le professeur Mohamed Chafik, académicien et ancien recteur de l’Institut royal de la culture amazighe, et spécialiste de langue et littérature arabe et amazighe, ayant passionné des générations entières d’enseignants de l’arabe, affirmait lors d’une conférence à Casablanca il y a plus de 15 ans, que les individus étaient comme les arbres, ils avaient besoin de plonger leurs racines dans leur langue maternelle, et en grandissant d’épanouir leurs branches et leurs ailes dans les langues étrangères.
Un autre éminent chercheur au CNRS, Claude Hagège, qui parle lui-même plus de 17 langues, expliquait au cours de cette même conférence combien il est important de « planter les langues » dans le cerveau des enfants le plus tôt possible, pour qu’ils les maîtrisent correctement et facilement, sans attendre le collège ou le lycée, âge auquel le cerveau a déjà ralenti sa croissance, il est alors relativement limité pour intégrer la multiplicité des langues…
Tout cela pour nous rassurer: n’ayons pas peur des langues !
Nos langues maternelles, arabe ou amazighe, sont un acquis que nul ne peut nous enlever, nos racines sont solidement ancrées dans notre patrimoine collectif !
La préservation et la défense de cette richesse linguistique arabe et amazighe est un impératif, et notre langue arabe classique donne encore plus de valeur à l’apprentissage précoce aux enfants de cette complexité, et les aide à acquérir une logique dans le raisonnement très tôt. La darija ne saurait en aucun cas remplir cette mission !
Mais les langues étrangères sont à notre portée pour armer et outiller les générations à venir, pour mener le combat vers le développement économique équitable, qui ne soit pas réservé encore une fois à une élite qui a accès au système éducatif privé ou aux missions étrangères, américaine, française, belge, espagnole, et qui se construit un avenir serein.
Donnons cette chance à tous nos enfants, les 85 % des enfants marocains de notre école publique, en leur ouvrant des horizons grâce à la maîtrise des langues. C’est cela aussi l’égalité des chances pour tous, en plus de l’amélioration de la qualité et de l’outil pédagogique modernisé.
Ceux qui refusent cette chance aux couches sociales les moins favorisées ne cherchent qu’à les maintenir dans une forme d’ignorance, pour continuer à les manipuler à leur guise, à des fins peu glorieuses. Ceux-là ont peur qu’une langue étrangère ne leur ouvre l’esprit, ne leur donne la capacité de lire dans des langues porteuses d’idées de liberté et de démocratie. Ceux-là ont peur de se faire balayer par des idées nouvelles, qui les relèguent dans leur fantasme passéiste et conservateur.
Notre responsabilité est grande aujourd’hui, nous les politiques démocrates engagés au service des intérêts supérieurs de notre nation. Nous avons le devoir de batailler avec force et loin de tout calcul politicien étroit pour une vision résolument progressiste et moderne de l’avenir de notre peuple. Nous avons le devoir de gagner cette bataille démocratique, en renforçant le rôle de nos institutions, qui ne sauraient être prises en otages par des récalcitrants qui se pensent investis d’une mission quasi divine !
Au PPS, nous défendons ce pour quoi nous existons, un avenir meilleur pour l’ensemble des couches populaires et défavorisées de notre pays. La maîtrise des langues étrangères dans notre système éducatif public – dont le français est le plus accessible pour des raisons objectives, aux côtés de l’anglais ou l’espagnol – est une condition essentielle pour réussir cet objectif.
Pour conclure, l’aspect linguistique de l’enseignement ne saurait résumer les conditions véritables de la réforme de notre système éducatif. Car la Constitution garantit l’égalité des chances pour tous, et nous devons réhabiliter le rôle de l’école publique par une implication réelle des ressources humaines, les cadres et les enseignants, qui doivent pleinement adhérer à cette réforme, sans eux aucun changement ne saurait réussir. La réforme véritable doit embrasser leur formation continue, leurs conditions de travail et les mécanismes de leur motivation, sans oublier le contenu éducatif, les outils pédagogiques, et la qualité dans l’enseignement.
Ce sont là les bases d’une réforme de l’éducation nationale, aux côtés de l’aspect linguistique.
Ce qui est désolant dans la mise en place de cette réforme fondamentale dans notre pays, c’est que des calculs politiciens amènent au blocage du vote de la loi-cadre, menaçant l’avenir de nos enfants. Ces calculs électoralistes qui agitent les « conservateurs » comme certains « modernistes » aveuglés par leurs ambitions pour les prochaines échéances électorales, n’ont pas cédé malgré nos tentatives répétées au PPS pour une conciliation des points de vue.
Pour nous, il est grand temps de permettre la mise en œuvre de la loi-cadre riche de perspectives pour l’évolution et le développement de notre pays.