C’était un 19 août 1985, à Casablanca. Le “prince des infidèles” rencontrait le “prince des mécréants”, comme le formulait le roi Hassan II au moment d’accueillir le pape Jean-Paul II. La formule, restée dans les mémoires, était une référence aux injures que musulmans et chrétiens se sont échangées à travers les siècles. Pour ce premier voyage d’un souverain pontife en terre d’islam, l’heure était à la médiation, et Jean-Paul II appelait à “l’amitié et l’union entre les hommes et les peuples”, au sein d’une seule et même “communauté” confrontée aux défis d’un monde qui “connaît mille tensions et conflits”. Entre les deux chefs d’autorités religieuses, la médiation devenait même héritage.
Trente-quatre années plus tard, la situation des chrétiens au Maroc reste néanmoins délicate. C’est ce qu’indique le Comité des chrétiens marocains dans une lettre adressée au pape François à quelques semaines de sa visite au Maroc. Le collectif y fait part de “certaines de ses préoccupations relatives aux droits de la minorité chrétienne au Maroc”.
Relayée dans le quotidien Al Massae le 11 mars, la lettre demande au pape d’user de ses bons offices pour évoquer les “violations de la liberté religieuse”perpétrées contre les chrétiens marocains. Les services de sécurité marocains seraient responsables, selon eux, de “jouer un rôle important dans la persécution des chrétiens en procédant à des arrestations abusives”.
Des chrétiens “persécutés” ?
Dans sa lettre, le Comité des chrétiens marocains accuse en effet les autorités “d’arrêter et maltraiter des personnes pour avoir proclamé leur religion ou avoir adhéré à des prières dans des églises secrètes”. Principaux concernés, les Marocains convertis au christianisme. Accusés de “prosélytisme”, ils feraient l’objet de “tortures, d’injures et de [privation] de leurs documents d’identités” selon la lettre adressée au pape. Des pratiques enregistrées par “l’Association marocaine des droits et libertés religieuses, l’Association marocaine des droits de l’homme et d’autres instances internationales” entre 2017 et 2018, mais qui ne sont cependant pas relevées dans les rapports d’ONG internationales se penchant annuellement sur la situation des droits de l’homme au Maroc.
“Nous avons souhaité dire à Sa Sainteté que nous sommes interdits d’entrer dans les églises et de nous regrouper en association”, nous explique Said Khnibila, membre du Comité des chrétiens marocains. Cette association, non reconnue par le ministère de l’Intérieur, espère la fin des “arrestations et injures” en attirant l’attention du pape. “La société nous déteste et nous sommes menacés pour une simple raison : le fait de ne pas accepter un retour à l’islam qui plairait aux autorités et à la société”, poursuit-il.
Pour Jawad El Hamidi, président de l’Association marocaine des droits et libertés religieuses (AMDLR), ces dérives sont bien réelles. “La majorité des Marocains sont tolérants envers une autre religion que l’islam, mais je constate que les problèmes des chrétiens avec les autorités tiennent à la nature de la religion chrétienne”. Il décrit le christianisme comme une religion prosélyte par essence, où “chaque chrétien est nécessairement un prédicateur”. Or, c’est ce point qui concentre toutes les tensions avec les autorités selon Said Khnibila. “Dans la doctrine chrétienne, l’évangélisation est plus importante que la prière et l’adoration, et nous ne pouvons jamais nier notre foi en Christ, affirme ce converti. Surtout que dans les conventions internationales relatives aux droits de l’homme, rien n’empêche la participation d’idées religieuses avec la population et les peuples. Et il existe la Déclaration des Nations Unies sur l’appartenance à des minorités”.
Jawad El Hamidi note qu’à l’été 2018, il recevait “trois à quatre appels téléphoniques par jour” faisant état de violations et lui demandant de rédiger des plaintes formelles. Il précise que beaucoup ne souhaitent en fait pas aller au bout ou estiment qu’il serait préjudiciable pour eux de le faire. “Il y en a qui ont subi des pressions de leur propre minorité religieuse pour renoncer à la plainte. D’autres ont résisté à ces pressions, réclamé des droits, mais ont été expulsés des églises de maisons”, poursuit le président de l’AMDLR. “Le problème est qu’il est difficile de connaître l’ampleur exacte de ces violations, car nos sources sont limitées”, argue pour sa part Said Khnibila.
Des entraves à la liberté religieuse
S’ils dénotent par la gravité des accusations (“torture”, “persécution”), les signaux d’une liberté religieuse entravée au Maroc ne sont en revanche pas nouveaux. Pas plus tard que le 5 mars dernier, lors d’une conférence de presse de préparation à la visite papale, l’évêque de Rabat, Mgr Cristobal Lopez Romero, s’est livré à un véritable plaidoyer pour la liberté religieuse. “Nous sommes en tant que chrétiens, catholiques, très reconnaissants de jouir d’une liberté de culte pleine, mais nous serions contents si le peuple marocain pouvait jouir de toutes les libertés, dont la liberté de conscience”, avait-il dit, faisant bien le distinguo entre la situation des étrangers qui peuvent exercer leur culte sans entrave au Maroc et celle des Marocains convertis. La question des Marocains chrétiens, l’évêque la qualifie “d’épineuse”, avant de la balayer d’une main : “Nous n’avons pas de chrétiens marocains dans notre communauté. Enfin, trois ou quatre…”. En l’absence de données officielles, il reste en effet difficile de quantifier le nombre de ces convertis.
Selon un rapport international sur la liberté religieuse réalisé par le département d’Etat américain en 2017, il y aurait “entre 2.000 et 6.000 citoyens [marocains] chrétiens répartis dans tout le pays”. Selon ce rapport, “le gouvernement aurait parfois détenu et interrogé des citoyens chrétiens sur leurs croyances, certains d’entre eux ayant rapporté que les autorités avaient fait pression sur les convertis pour qu’ils renoncent à leur foi”.
D’après la même source, “en mai [2017], les médias espagnols ont rapporté que le ministre des Habous et des Affaires islamiques utilisait le terme ‘virus’ lorsqu’il se référait aux chrétiens et aux musulmans chiites dans le pays”. Le ministre n’avait pas nié l’emploi du terme, mais expliqué qu’il s’agissait d’une “métaphore médicale”.
Dans son rapport 2017/2018, Amnesty International ne fait pas mention de cas de discrimination des minorités religieuses au Maroc. Mais pour Said Khnibila, les violations auxquelles ces communautés sont exposées diffèrent d’autres violations de droits humains. “Dans un premier temps, la victime ne comprend pas ce qui lui est reproché”, étaye-t-il. “Il est incroyable que le fait de prier le conduise à être interrogé par une équipe d’enquêteurs”. Pour lui, deux choix s’offrent à la victime : “revenir à l’islam” ou “l’emprisonnement”.
L’esprit des lois
Dans le Royaume chérifien, où le roi est amīr al-mu‘minīn (commandeur des croyants), la Constitution établit que le Maroc un “État musulman souverain”. L’article 3 dispose que “l’islam est religion d’État, qui garantit à tous le libre exercice des cultes”. D’après l’article 41, le roi est “commandant des fidèles, veille au respect de l’islam” et est le “garant du libre exercice des cultes”. Ancien ambassadeur du Maroc au Vatican, Abdelouhab Maalmi résumait la situation à Zamane, en rapportant des mots de l’archevêque Vincent Landel : “Au Maroc, nous avons la liberté de culte dans un contexte de non-liberté religieuse”.
En novembre 2018, la cour d’appel de Taza a néanmoins confirmé un jugement innocentant un chrétien poursuivi pour avoir “ébranlé la foi d’un musulman”, un délit inscrit dans l’article 220 du Code pénal marocain. Le même article dispose que “quiconque, par des violences ou des menaces, a contraint ou empêché une ou plusieurs personnes d’exercer un culte, ou d’assister à l’exercice de ce culte, est puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 200 à 500 dirhams”.
L’homme était jugé pour avoir proposé une bible à un musulman. Dans ce jugement qui faisait jurisprudence, la cour avait statué que la Bible étant un livre divin, les musulmans y croient également.
“L’année 2018 a été une vaste campagne de plaidoyer en faveur des chrétiens et des autres minorités religieuses, dénonçant un grand nombre d’affaires faisant l’objet de violations graves, estime El Hamidi. Grâce à cette campagne, il semble que nous ayons réussi à persuader les parties qui ont du poids sur les droits nationaux et internationaux”. S’il déplore encore des “arrestations arbitraires d’étudiants accusés de prosélytisme” ou que des “époux mariés en dehors du contrat islamique font l’objet de poursuites”, le militant croit que la venue du pape François donnera un coup de projecteur pour faire valoir leur droit, sans doute encouragé par le thème choisi par le Vatican pour cette visite : “Serviteur de l’espoir”.
François en terre d’islam
Cette nouvelle visite papale en terre d’islam intervient quelques semaines après celle à Abu Dhabi. Le pape François s’était aussi rendu en Turquie en 2014 pour y rencontrer Recep Tayyip Erdogan et aborder la question de l’union contre le terrorisme. En 2017, il a rallié l’Égypte, dans la foulée des attentats contre la minorité copte du pays. Son voyage avait fait office de baume adressé aux cris de désespoir des chrétiens d’Orient.
Au Maroc, la rencontre devrait principalement tourner autour des migrants. D’ailleurs, si l’Église marocaine revit, d’après l’archevêque de Rabat, c’est qu’elle a su “s’africaniser”. Dans une déclaration à l’agence de presse espagnole EFE, il estimait à 30.000 le nombre de fidèles catholiques au Maroc, la plupart venant de l’Afrique de l’Ouest. Il ajoutait “qu’une trentaine de prêtres” a été mobilisée à Tanger, Rabat ou Casablanca, afin de répondre aux besoins de “cette communauté grandissante”.
Les chrétiens marocains, eux, attendent une reconnaissance de leur statut et de leurs droits. “À la suite de sa visite aux Émirats arabes unis, le pape François a signé un document appelant à la liberté religieuse et à la citoyenneté pour les minorités religieuses marginalisées. Son discours était également fort sur les questions des minorités religieuses en général en disant : ‘Comment une institution humaine peut-elle persécuter les croyants en Dieu ?’” se demande El Hamidi. L’occasion peut-être aussi de renouer avec la tolérance prônée à Casablanca, trente-quatre ans plus tôt.