Consternation au lendemain de la condamnation de quatre journalistes et d’un conseiller parlementaire de la CDT à six mois de prison ferme et 10.000 dirhams d’amende chacun. Mohamed Aheddad du quotidien Al Massae, Abdelhak Belachgar du journal Akhbar Al Yaoum ainsi que Kaoutar Zaki et Abdelilah Sakhir du site d’information Al Jarida24 ont été poursuivis pour avoir publié des informations liées aux travaux de la commission d’enquête parlementaire sur la Caisse marocaine des retraites en décembre 2016 (CMR). Le conseiller Abdelhak Hissane a, pour sa part, été poursuivi pour « violation du secret professionnel ». Ces poursuites font suite à une demande d’ouverture d’enquête en 2016 de la part d’ Hakim Benchamach, président de la deuxième chambre.
« Dès le début de l’affaire, on avait conscience de l’absurdité de la situation. Comment des journalistes qui publient des informations avérées peuvent être poursuivis ? En même temps, on avait espoir en la justice pour mettre les choses au clair, » nous confie Abdelhak Belachgar, journaliste à Akhbar Al Yaoum. « Malheureusement au fil des audiences, nous avons compris qu’on se dirigeait vers une condamnation. Hier, la sentence ne m’a absolument pas surpris. Ce qui m’attriste le plus, c’est que nous sommes le dommage collatéral de tensions et règlements de comptes politiques » poursuit-il.
« Ce dossier est vide»
Pour l’avocat de la défense Abderrahmane Benomar, « cette condamnation est démesurée, mais nous n’allons pas baisser les bras. Nous avons fait appel et j’espère que l’honneur des journalistes et du conseiller parlementaire sera rétabli ». Il poursuit : « la partie civile invoque l’article 14 du règlement intérieur [du parlement] relatif aux modalités de fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires pour motiver la poursuite des journalistes, mais c’est ridicule ».
L’article 14 dispose que toute personne ayant publié des informations recueillies par une commission d’enquête est punie de 1000 à 10.000 dirhams et d’un emprisonnement allant d’un à cinq ans ou une des deux peines seulement. Les peines sont doublées si les informations publiées concernent les comparutions de personnes auditionnées.
« Ce dossier est vide, reprend Abderrahmane Benomar. Les preuves ne sont pas solides, car on n’a pris en compte que le rapport incriminant qui a été rédigé par le conseiller pamiste Aziz Benazzouz et qui incrimine les journalistes. Pour ce qui est d’Abdelhak Hissane, aucune preuve claire n’a été apportée par exemple pour prouver qu’il était à l’origine de la fuite, à part un appel téléphonique avec un des journalistes poursuivis »
Abdellah Bekkali, président du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) juge la condamnation des journalistes « injuste ». « Au début de l’affaire, nous avons tenté de concilier les deux parties. Dans un premier temps, Hakim Benchamach nous a promis d’abandonner la plainte qu’il avait déposée, mais il n’en a rien fait. C’est pour cette raison que le syndicat lui impute la principale responsabilité dans cette affaire, » tance le président de la SNPM. La même source nous révèle que si le syndicat n’a pas tenté à nouveau de jouer les médiateurs, une délégation du Conseil national de la presse s’est quant à elle entretenue le 14 mars avec le président de la deuxième chambre et secrétaire général du PAM, « en vain ».
Les peines écopées par les quatre journalistes ont fait réagir l’ONG Reporters sans frontières. « Ce verdict est infondé, puisqu’il se base sur une loi spécifique au fonctionnement de la chambre des conseillers, qui criminalise la publication d’informations sur le travail de ses commissions. Nous rappelons que le Maroc s’est doté en 2016 d’un nouveau Code de la presse qui ne prévoit plus de peines de prison pour les journalistes, » écrit l’ONG sur son site internet.
Retour aux sources de l’affaire
Les faits pour lesquels les journalistes ont été condamnés remontent à la fin de l’année 2016, période où l’ancien chef du gouvernement Abdelilah Benkirane a été auditionné par la commission d’enquête qui planchaint sur les « défaillances » du régime de la Caisse marocaine des retraites (CMR), en sa qualité de président du Conseil d’administration de l’institution.
Le site d’information Al Jarida 24 a publié le 22 décembre un article titré « Benkirane à la commission d’enquête : ‘je suis fier d’avoir réformé la Caisse des retraites et le peuple m’a donné raison lors des élections’ ». Dans la foulée, le quotidien Akhbar Al Ayaoum publiait le 23 décembre un article titré : « les coulisses de l’audition de Benkirane devant la commission d’enquête au parlement ». Quatre jours plus tard, Al Massae titrait en Une « La Caisse des retraites a fourni au gouvernement de faux documents sur sa situation ».
Comme le révélait le site d’information Lakome, Hakim Benchamach a envoyé le 30 décembre 2016 une correspondance à Mustapha Ramid, alors ministre de la Justice et qui avait donc autorité sur le parquet pour « l’ouverture d’une enquête sous la supervision du parquet pour définir les responsabilités et préparer les poursuites judiciaires au sujet de la violation du secret des travaux de la commission d’enquête sur la caisse marocaine des retraites à la chambre des conseillers ». Dans sa correspondance publiée par Lakome, Hakim Benchamach fournit des détails sur les articles incriminés et leurs auteurs.
En marge du début du procès en janvier 2018, le président de la deuxième chambre avait démenti avoir « engagé une procédure devant la justice à l’encontre d’un membre de la chambre des conseillers ou un journaliste ». Il précisait qu’il « a uniquement transmis une correspondance provenant du président de la commission d’enquête au ministre de la Justice et des Libertés demandant l’ouverture d’une enquête au sujet de la divulgation d’informations et de données publiées par la presse concernant les délibérations de la commission, qui revêtent un caractère secret, en application de la loi organique nº 085-13 relative aux modalités de fonctionnement des commissions d’enquête parlementaires ».
En mars 2018, le syndicat annonçait dans un communiqué que Hakim Benchamach avait retiré sa plainte, mais le procès a suivi son cours.