Identifier langue, ethnie et nation est devenu courant. C’est le tissu même dont est composée la politique moderne : un Etat-nation se construit sur ce genre de substances. Et l’idée qu’un peuple parlant une même langue a quelque chose de plus primitif en partage (la race par exemple) et un projet en devenir (un Etat unifié), voilà ce qui fait le nationalisme depuis deux siècles. On comprend qu’en ce sens, identifier la langue d’un pays est un enjeu central.
Si la Syrie est arabophone, alors la Syrie est arabe, et si la Syrie est arabe, alors la Syrie doit rejoindre l’Irak, l’Egypte et les autres pour former un super-Etat. L’affaire semble d’ailleurs claire au Moyen-Orient, où l’arabophonie est très dominante. Au Maghreb, au Maroc et en Algérie en particulier, les choses se compliquent. Qui cherche à prouver l’arabité du pays doit prouver son arabophonie, ou la promouvoir. Lorsqu’on sera tous arabophones, on deviendra (enfin) tous arabes, et on pourra dès lors, sérieusement, s’occuper de la seule activité politique qui vaille dans cette partie du monde, l’unification.
Le berbérisme s’est construit en parallèle et en réplique à ce syllogisme arabe. Etre berbérophone, c’est renouer avec la berbérité ethnique, et celle-ci doit conduire, inexorablement, à un nationalisme étatique. Les trois étages du théorème s’y retrouvent : la langue, donc l’identité ethnique, donc l’Etat. Etonnamment, un pays aussi divers linguistiquement que le Maroc a pourtant réussi à maintenir son unité politique malgré cette logique très répandue lors du siècle dernier. Mais on peut désormais réfléchir à quelque chose d’autre, qui puisse satisfaire l’identité, le pragmatisme et la richesse culturelle.
Il faudrait, pour ce faire, commencer par disjoindre la langue et l’identité profonde. Parler une langue, c’est se mouvoir dans un univers culturel et historique riche et consistant. Mais il ne s’agit jamais d’un abandon en rase campagne de tout le reste. Avant l’invention du nationalisme romantique, jamais une langue ne correspondait exactement à une identité. Les langues se disputaient les domaines du quotidien, entre la langue livresque, la langue liturgique, la langue du marché et la langue domestique, les écarts pouvaient être énormes. Les exemples sont très nombreux.
“Être arabophone ne fait pas de nous des Arabes, et encore moins de futurs membres d’une illusoire et introuvable unité politique arabe”
Contentons-nous du cas marocain, qui a conservé cet usage pré-moderne: combien de Marocains parlent berbère à la maison, arabe classique à l’école, français au travail, arabe dialectal dans la rue, et peut-être une autre langue européenne dans d’autres conditions ? Certes, en vue d’accélérer l’alphabétisation universelle, il est primordial d’opter pour une langue fondamentale unique, et ce sera sans doute l’arabe. Mais cela ne signifie pas en déduire le deuxième niveau du syllogisme : être arabophone ne fait pas de nous des Arabes, et encore moins de futurs membres d’une illusoire et introuvable unité politique arabe. Les Marocains resteront des Berbères, et le développement de la génétique ne fera que confirmer ce que les mœurs, la cuisine, les usages disent chaque jour.
Certains continuent de rêver à une totale identification du substrat ethnique (berbérité) avec la langue parlée. Mais il s’agit d’un combat perdu d’avance : définir un berbère standard, ensuite l’imposer, ensuite éliminer les autres langues… Pourquoi appauvrir le plurilinguisme marocain pour prouver ce que l’on sait déjà et qu’il faudrait plutôt encourager par d’autres moyens: que le Maroc est et restera d’abord berbère ?