La presse en détresse

Par Aicha Akalay

“Parce que savoir nous rend plus forts, savoir nous aide à décider, savoir nous rend libres”. Près de 100 millions de téléspectateurs du Super Bowl ont entendu la voix de Tom Hanks vanter l’importance du journalisme par ces mots, dimanche 3 février. Le Washington Post, quotidien américain appartenant au fondateur d’Amazon, le milliardaire Jeff Bezos, est à l’origine de cette campagne aux échos planétaires. Objectif : rappeler le rôle majeur du métier de journaliste dans la défense de la démocratie pour recruter de nouveaux abonnés. Coût de l’opération : 10 millions de dollars.

L’histoire du WaPo, ses moyens, sa diffusion et son environnement sont bien loin des réalités des journaux marocains. Et pourtant, malgré toute la longueur d’avance du quotidien américain, il fait face aux mêmes enjeux que la presse au Maroc, soit un changement radical du modèle économique, menaçant tout un secteur employant pas moins de 10.000 personnes chez nous. Comment des organes de presse moins riches, moins lus, évoluant dans un contexte plus complexe que le WaPo, sans aucun moyen de promotion comparable, peuvent-ils alors survivre ?

Au Maroc, le débat sur la survie des entreprises de presse a souvent été réduit à la liberté de ton. De manière simpliste, il est de coutume d’affirmer qu’un organe favorable à l’Etat est soutenu par la publicité, et qu’à l’inverse un support critique est sanctionné par le boycott publicitaire. Toute l’analyse de ce secteur se fait à travers ce prisme pourtant caduc aujourd’hui. Même si ces punitions existent toujours, et que la liberté de ton demeure une question majeure, la réalité économique est beaucoup plus simple et plus grave : tout le secteur de la presse écrite et en ligne au Maroc est condamné à mourir dans les conditions et la réglementation actuelles.

Peu importe la ligne éditoriale : le modèle basé sur la publicité, adopté par tout le secteur, ne peut plus assurer les emplois et le développement des entreprises de presse. Quand elles n’ont pas pris le virage digital, ces entreprises voient leur chiffre d’affaires s’effondrer d’année en année à mesure que les pages de pub disparaissent. Quand elles ont une offre digitale, elles sont concurrencées par Google et Facebook qui s’accaparent plus de 80% du marché publicitaire sans payer d’impôts au Maroc. Les entreprises de presse nationales sont incapables d’entamer les changements nécessaires pour s’adapter en puisant uniquement dans leurs propres – et très maigres – ressources. Que reste-t-il ? Un lectorat très réduit prêt à soutenir la presse sérieuse et de qualité en payant l’accès à l’information ? Nous l’espérons, mais cela reste insuffisant.

La seule chance de survie est l’investissement dans la transformation, grâce à des aides publiques ou à des financements privés — indépendants pour ceux soucieux de leur liberté de ton. Or, pour la première option, le ministère de tutelle n’a rien compris à la transformation du secteur et continue à allouer des aides faibles et en décalage avec les enjeux actuels. Quant à la seconde option, toute entrée dans le capital d’un privé marocain aujourd’hui est synonyme d’orientation éditoriale forte.

“Si une prise de conscience ne se fait pas rapidement par l’Etat, il faudra assumer la mort de la presse au Maroc”

Aïcha Akalay

L’aide d’un investisseur étranger, ou d’une institution internationale de soutien à la presse, ou même une aide de Google, est interdite par l’article 13 du Code de la presse. De quoi verrouiller tout un secteur. Le ministère en charge du numérique est également concerné, mais il a exclu les entreprises de presse des aides au développement des PME (Moussanada). Si une prise de conscience ne se fait pas rapidement par l’Etat, il faudra assumer la mort de la presse au Maroc. Soit la mort d’un éclairage nécessaire pour la démocratie, pour reprendre le slogan du WaPo.