L’étrange suicide de l’Europe est un best-seller continental, d’un journaliste d’investigation, Douglas Murray, qui fait une sorte de bilan de faillite d’une Europe submergée par une immigration incontrôlable et mortifère. Fistfight with muslims in Europe est un brûlot underground, un fightclub d’alphabétisés, quasiment introuvable hors les librairies d’extrême-droite et Internet, signé par un militant identitaire inconnu, Julian Langness. Ce sont là deux exemples, aux destins opposés, l’un ayant réussi à s’imposer sur l’espace public européen, l’autre (encore) confiné aux cercles radicaux, mais qui disent la même chose.
Ils partent du constat que l’Occident, et l’Europe en particulier, l’Europe de l’Ouest surtout, mise en opposition face à une Amérique du Nord ayant encore du nerf, ou une Europe de l’Est aux instincts vitaux intacts, est une Europe de l’Ouest désormais sur la voie du suicide. Et la question de l’immigration musulmane vient immédiatement en complément du tableau clinique. L’islam va tuer l’Europe à travers ses hordes migratoires. Entre Douglas Murray le quasi consensuel et Julian Langness l’inconnu, l’éventail est large de ceux qui répètent la même antienne : Eric Zemmour en France, Thilo Sarrazin en Allemagne, et leurs avatars respectifs dans les autres pays.
Et voilà que l’événement se produit, et qu’il dément, bizarrement, tous les pronostics littéraires. Les Gilets jaunes sont représentatifs d’une époque, la montée d’un populisme nouveau, une colère sourde qui, graduellement, se convertit en insurrection, et peut-être, bientôt, en expression politique. Mais le discours que les Gilets jaunes portent ne correspond pas exactement aux attentes de Douglas Murray ou d’Eric Zemmour.
On a beau chercher, la question migratoire, et sa dimension islamique, est presque absente du cahier des doléances. Un mouvement aussi plastique, aussi malléable, aurait facilement pu faire d’une question supposée centrale son cheval de bataille. Il n’en est rien. L’islam, les immigrés, le halal et le haram, le terrorisme, ne viennent que loin, très loin, derrière des questions aussi prosaïques que le niveau de vie, les salaires ou les retraites. La France périphérique décrite par Christophe Guilluy est décidément étrangère aux préoccupations idéologiques de ceux qui se prétendent ses porte-parole. Et ce que laisse entendre le débat pré et post-Brexit en Grande-Bretagne va dans le même sens.
Les Gilets jaunes inaugurent le retour fracassant de la question sociale. Plutôt qu’identité contre identité, c’est classe contre classe que la politique va, de nouveau, s’articuler. Le phénomène Trump, déjà, semblait l’annoncer, comme l’a très bien compris Emmanuel Todd, lorsqu’il pointait tout ce que le “populisme” américain récent recelait de non-dits socio-économiques. Derrière le mur anti-latinos, derrière le Brexit anti-polonais, derrière le lepénisme antimusulman, et sans doute derrière Pegida ou Afd, les nouveaux visages de l’extrême-droite allemande, réside un foyer de contestation sociale puissant et de plus en plus conscient de soi.
“On peut d’ores et déjà le signaler : les Gilets jaunes ne sont pas obsédés par les djellabas vertes”
Les intellectuels occidentaux ont-ils donc failli ? Zemmour, Finkielkraut, Murray, Tribalat… n’ont-ils rien vu venir, tout à scruter l’islam qu’ils sont ? L’obsession islamique est-elle le nouveau masque idéologique, cet écran visant à voiler la lutte des classes sous des dehors idéalistes ? Il est encore tôt pour le dire, mais on peut d’ores et déjà le signaler : les Gilets jaunes ne sont pas obsédés par les djellabas vertes.