Imaginez un peu, dans le Maroc des années 1970, le tournage d’une scène de cacophonie générale dans un bar enfumé de Casablanca. Ça picole, ça gueule et ça s’embrouille. Le décor est planté dès la scène d’ouverture de De quelques évènements sans signification (An baâd al ahdat bidouni dalala), réalisé en 1974 par Mostafa Derkaoui. Avant même sa sortie, le long métrage est censuré par les autorités marocaines, car jugé «inopportun au Maroc», se souvient le réalisateur, qui nous a reçu en 2016 chez lui à Casablanca pour avant un article publié dans le numéro 710 de TelQuel.
45 ans plus tard, la version restaurée de ce film sera projetée en avant-première à la 69e édition de la Berlinale dans la section Forum (Archival Constellations). Un travail de longue haleine mené par Léa Morin, directrice de l’Observatoire, structure d’art et de recherche basée à Casablanca en collaboration avec la Filmoteca de Catalunya où les négatifs du film ont été retrouvés en 2016, et le cinéaste Mostafa Derkaoui.
Ce film-manifeste marque son époque, tant par sa radicalité visuelle – l’usage presque exclusif de plans serrés – que par son écriture élaborée – deux histoires parallèles qui se rejoignent. Il se distingue aussi pour son esprit participatif, car peintres, cinéastes, musiciens et même journalistes se sont mobilisés pour que De quelques évènements sans signification voit le jour. Nourredine Saïl, ancien directeur du Centre cinématographique marocain, nous expliquait que «c’est l’un des premiers films d’auteur marocains qui repose sur une recherche cinématographique originale. Derkaoui a su imposer une narration assez singulière et je pense que c’est une excellente nouvelle qu’il soit restauré et vu».
De Lodz à Dar El Beida, le film d’une vie
Tout commence, à la fin des années 1960, en Pologne, où le réalisateur poursuit ses études à l’École nationale de cinéma de Lodz. Une école qui a vu défiler de grands noms : Roman Polanski, Andrzej Wajda ou encore Andrzej Munk. «Quand j’étais à l’école, j’avais le désir de faire un film où je sois au plus proche des visages, de la parole et des gestes… Un de mes professeurs m’a affirmé que c’était impossible à faire, c’est pourquoi je me suis mis en tête de réaliser un film qu’avec des plans rapprochés», explique le réalisateur, aujourd’hui âgé de 75 ans.
Rentré au Maroc, Derkaoui a l’idée de retracer les pérégrinations brumeuses de jeunes cinéastes, idéalistes, qui aspirent à réaliser un film qui parle aux Marocains. Ils se lancent dans une enquête auprès du public dans les ruelles, le port et les bars de Casablanca… Mais un meurtre va faire basculer leur projet. Derkaoui signe un récit cru et engagé politiquement, où il questionne la création cinématographique dans le contexte de son pays. Pour financer l’ambitieux film, «Abdelhamid Dzairi, un ami avocat, nous a proposé de réaliser chez lui une vente aux enchères de peintures marocaines», nous raconte Derkaoui. Des artistes renommés, tels Mohamed Kacimi, Mohamed Chabâa, Mohamed Melehi ou Miloud Labied, offrent gracieusement des œuvres, fin 1973.
Le tournage commence en janvier 1974. À seulement 30 ans, le réalisateur réussit l’exploit de réunir une belle brochette de figures de la scène culturelle : Moulay Taher Asbahani et Mohamed Derham de Jil Jilala, Abdelaziz Tahiri et Omar Sayed de Nass El Ghiwane, le journaliste Khalid Jamaï ou encore le poète Nissabouri… «Le tournage était rocambolesque, c’était une expérience assez unique, car ce film a été réalisé presque sans argent», nous avait confié Khalid Jamaï, amusé.
Le film a connu aussi la participation des comédiens Nour Abdellatif et Salaheddine Benmoussa, et même le réalisateur Chafik Shimi. Mention spéciale pour la BO, signée par le saxophoniste et pianiste polonais de jazz moderne, Włodzimierz Nahorny. Aujourd’hui, le film est amené à être montré dans de grands festivals internationaux, mais aussi au Maroc. Une publication autour du film sera éditée au printemps 2019. Pilotée par Léa Morin, Reconstitution de quelques évènements sans signification marque la contribution de l’historienne de l’art Toni Maraini, le documentariste Ali Essafi ou encore Noureddine Saïl.