« Hassan II n’était pas Pinochet. Bien sûr, il y a eu Tazmamart, mais on pouvait parler. Pendant les procès politiques, par exemple, je ne m’en suis pas privé. » Tenu au micro dans une librairie casablancaise, le propos a pu stupéfier ceux qui ne connaissaient pas Abderrahim Berrada, qui présentait son nouveau livre le 22 janvier. Avocat à Casablanca depuis 1966, maître Berrada fut de tous les grands procès des années de plomb, sur le banc de la défense. Certains de ses ex-clients étaient dans la salle. Si ces anciens prisonniers ont enrichi leur éminent défenseur, c’est sans doute plus par la longue et indéfectible amitié qu’ils lui portent depuis.
Abderrahim Berrada publie donc aujourd’hui Plaidoirie pour un Maroc laïque, chez Tarik éditions, une réflexion rigoureuse et argumentée de juriste. L’auteur prévient toutefois qu’une plaidoirie est nécessairement polémique, et, en effet, sa passion se ressent au détour des pages. Dans une première partie, il rappelle ce que n’est pas la laïcité : ce n’est pas de l’athéisme — il y a beaucoup de croyants laïcs, de par le vaste monde —, et ce ne devrait pas être, pour Berrada, une machine de guerre anti-religieuse — qu’elle soit kémaliste, maoïste ou identitaire. Malgré un rappel des différentes formes de législation sur le globe — le Royaume-Uni, laïc, a une religion d’État dirigée par sa reine, par exemple —, l’ouvrage reste tout de même centré sur un modèle francophone. C’est peut-être une des faiblesses du livre, mais, après tout, le but annoncé est de lancer un débat. La seconde partie porte spécifiquement sur le cas du Maroc, et les différents problèmes rencontrés. Nous voici à l’articulation même de ce qu’Olivier Roy, sous d’autres cieux, analyse comme la rencontre de différents systèmes de valeurs : le religieux, celui d’une morale se sécularisant et l’affirmation des droits individuels. Aux lecteurs de se faire leurs opinions.
Parmi ses propositions, Abderrahim Berrada envisage de transformer le titre de Commandeur des croyants en celui de « Défenseur de tous les croyants ». L’idée est pour le moins curieuse. Précisément, le titre d’Amir al-Muminin protège bien tous les croyants dotés d’une Loi révélée, et c’est sans doute pourquoi il n’est pas Amir al-Muslimin, même si le Coran qualifie Abraham de « muslim ». Par exemple, sur avis de leurs juristes, les califes omeyyades et abbassides ont considéré et défendu bouddhistes et hindouistes comme des Gens du Livre, dès 711. Hélas, les vicissitudes de l’histoire n’ont pas toujours respecté ces heureux débuts. Plus tard, un des chocs des Normands prenant la Sicile aux musulmans fut d’y découvrir une société multicultuelle, en plus d’être multiculturelle. L’empereur normand tenta de conserver, à son avantage, cette forme de liberté religieuse. Ce qui attisa la fureur papale, et Rome s’acharna à faire disparaître cette tolérance venue d’ailleurs.
Car, c’est une particularité de l’Église latine que de n’avoir pas su, avant Vatican II, faire de place à l’Autre, sans même évoquer les horreurs en Espagne. C’est sans nul doute cet exclusivisme excessif qui a conduit les Européens d’abord à inventer leur propre multicultualisme — au lendemain de la Réforme et des Lumières —, ensuite à le construire en opposition à une institution ecclésiale trop rigide sur ce point. Ils l’ont appelé laïcité, et en ont conservé, disons, un certain anticléricalisme.
Cela étant, c’est en invoquant son titre d’Amir al-Muminin que le sultan Mohammed ben Youssef, en 1941, a résisté aux iniques lois vichyssoises, provoquant la colère du pays de la loi de 1905, qui se vautrait dans un antisémitisme épouvantable. Le titre du futur Mohammed V était donc des plus précieux, et le reste aujourd’hui. Toutefois, comme tant d’autres pays, le Maroc est en voie de sécularisation. Les divers salafismes en sont autant une forme qu’un symptôme réactif. Il va donc bien falloir réfléchir à comment articuler légalement les différents systèmes de valeurs dans le Royaume. Un débat qui pourrait utilement participer à l’élaboration d’un nouveau modèle de développement.
Murtada Calamy, chroniqueur chez Luxe Radio, est aussi co-fondateur de la collection Le Royaume des Idées aux éditions La Croisée des chemins. Il y a publié, avec l’ethnologue Romain Simenel, Ne mange pas ce livre. Mali, Mauritanie, Maroc… les enjeux des manuscrits au Sahara.