Pascal Boniface est l’une des figures universitaires les plus reconnues en France. Directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’Études européennes de l’Université de Paris VIII, il a écrit ou dirigé une soixantaine d’ouvrages ayant pour thème les relations internationales, les rapports de force entre les puissances, la politique étrangère française.
Nous l’avons rencontré en marge de la 7e édition des Atlantic Dialogues organisés par le think-tank Policy Center for the New South (ex-OCP Policy Center) du 13 au 15 décembre à Marrakech.
TelQuel : La situation géopolitique mondiale est marquée par la multiplication des foyers de crise et une menace terroriste croissante. Quel est votre diagnostic d’expert?
Pascal Boniface : Il s’agit d’une situation chaotique dans la mesure où il n’y a pas d’ordre mondial. Les grands pays et les grandes puissances ne sont pas d’accord sur la manière de gérer collectivement les grands défis qui se posent à l’humanité et aux différentes nations. Et en dépit de son évocation fréquente, on peut voir clairement que la communauté internationale n’existe pas.
En ce qui concerne la montée du terrorisme, je pense qu’on surestime le danger terroriste, qui existe depuis assez longtemps. Il y a eu des pics effectivement, mais je trouve que médiatiquement et politiquement on gère mal ce défi, qui est certes sécuritaire, mais pas existentiel pour les pays.
Par ailleurs, je crains qu’à trop en parler, on finisse par tomber dans les pièges que nous tendent les organisations terroristes qui veulent exister. Faudrait-il s’entendre entre politiques, experts et médias pour donner moins d’importance à ce phénomène qu’il ne faut tout de même pas nier ? Raymond Aron écrivait déjà en 1962 que l’impact médiatique du terrorisme est plus important que son impact stratégique, il disait cela avant l’existence des réseaux sociaux et des chaines d’information en continu qui compliquent la donne.
Les mouvements de contestations sociales prennent de plus en plus d’ampleur dans plusieurs pays européens, et spécialement en France. Comment en est-on arrivé là?
La mondialisation a permis à 800 millions d’Européens de sortir de la pauvreté et aux classes moyennes de se développer dans des pays que l’on qualifiait de «pays du Sud» auparavant. Mais elle a également eu un impact négatif sur la situation personnelle de la classe populaire dans des pays autrefois riches.
Par conséquent, des groupes estimant ne pas avoir été entendus lors des différentes élections ont décidé de faire entendre leur voix d’une manière différente en usant des moyens à leur disposition. On peut dire que cette stratégie a fonctionné puisque certaines des revendications des gilets jaunes ont été entendues.
Quels enseignements peut-on tirer du soulèvement des «Gilets jaunes» ?
Ces manifestations ont montré que les élites n’ont pas eu conscience de la gravité de la situation alors qu’une partie de la population a du mal à joindre les deux bouts. On l’a bien vu aux Etats-Unis, où le vote pour Donald Trump a montré qu’il y’avait deux Amériques qui se faisaient face, et le vote du Brexit qui a montré que deux Royaumes-Unis se faisaient face.
En France, le fait qu’Emmanuel Macron a obtenu 66% des voix lors du second tour lui a fait oublier que plus de 50% des électeurs au premier tour ont manifesté contre la mondialisation et la manière dont la construction européenne était menée. Du coup, il s’est d’abord attelé à améliorer la compétitivité économique du pays avant de se consacrer à la réduction des inégalités. Les «Gilets jaunes» étaient un retour à la réalité.
Qu’est-ce que cela implique pour le reste de sa présidence?
Emmanuel Macron doit parvenir à réconcilier ces deux Frances qui s’opposent. Il a eu tendance à oublier la «France qui perd» et il est temps qu’il s’en occupe. Les gilets jaunes lui ont rappelé cela et il ne peut plus l’oublier. Même s’il veut se déployer au niveau international et renforcer la compétitivité économique de la France, il ne pourra pas le faire avec un coût social trop fort.
Pour mettre un terme à cette crise, il faudra reprendre le dialogue sans oublier de comprendre la société française dans toute sa diversité. Il ne faudra pas penser que ceux qui n’ont pas beaucoup de moyens pour vivre n’ont pas de moyens pour s’exprimer, car ils ont démontré l’inverse.