Une frange de la classe intellectuelle, politique, universitaire et des médias use, parfois encore, dans ses discours, du terme d’oumma pour désigner la nation. Le mot est souvent utilisé au moment où ces personnes concernées cherchent notamment à étayer leurs propositions sur les éventuelles « sorties de crise ». Elles font alors référence, à travers ce concept « savant », au socle de valeurs sur lequel il faudrait (re)construire la société, sans prendre soin de le définir et lui donner un contenu. Elles présument, estimant que l’usage de la notion est ancien, que tout le monde y adhère. Elles préfèrent, donc, reprendre à leur compte le concept, mi-religieux mi-politique de la oumma, quitte à le rafistoler pour répondre à son nouveau rôle. Il est manié, dans ce sens, sans aucune précaution méthodologique et épistémologique. L’inclusion du terme se fait aux dépens de sa valeur heuristique. Elle fait primer la lettre sur le fond et juge le réel à l’aune de l’idéal textuel.
Aujourd’hui, suite aux changements intervenus dans le monde arabo-musulman, la dépréciation sémantique du concept oumma devrait inciter les acteurs eux-mêmes à avoir une attitude critique constante vis-à-vis de son usage. Renvoyant à des valeurs morales et religieuses, le mot devrait être replacé dans son historique de conceptualisation. Piocher dans l’histoire des termes révolus et vouloir les recombiner avec le contexte contemporain n’est certainement pas le moyen adéquat pour appréhender les processus en œuvre et se laisser imprégner par l’aire du temps. Les comportements et les représentations des acteurs devraient être plutôt appréhendés comme un processus dialectique selon lequel l’idéologie constitue autant une grille de lecture du contexte qu’une mise en adéquation avec son propos.
Les tenants du terme oumma, par les temps qui courent, (re)négocient, en fait, leur identité. Ils le prononcent, très probablement, pour évacuer, de leur esprit, une sorte de sensation de perte d’identité. Ils s’approprient le label et s’y conforment sans prendre à son égard une distance critique dans l’effort de conceptualisation. Il leur arrive parfois, suite à l’usage du concept, de se sentir déstabilisés. Ils paraissent avoir du mal, lors de leurs discours, à l’incarner comme processus vivant pour eux et pour leurs concitoyens. Ils se rendent vite compte que l’oumma est impossible à construire dans la société concrète où ils vivent.
Il convient, avant d’aller plus loin dans l’analyse de cette posture herméneutique, de revenir sur les différentes interprétations et connotations du concept d’oumma depuis sa genèse. Le terme est, en effet, très ancien. Il remonte au temps de l’apparition de l’institution du califat à Médine. Son usage s’est fatalement corrélé à d’autres notions qui renvoient à l’autorité qui incarnerait le double pouvoir temporel et spirituel. Il est demeuré intrinsèquement lié à la religion musulmane. L’oumma désignait l’ensemble des croyants et le système qui régissait leur vie comme une communauté unique. Ses adeptes ont bâti leur identité sur une dualité de la religion et de la politique. Celle-ci englobait alors la totalité de l’islam et de ses réalisations humaines. C’était un ensemble intemporel, représentant le passé et l’avenir des musulmans, sans limites de classes ou de frontières car s’étendant à travers le monde connu. Ce n’était ni un gouvernement, ni une théocratie, mais une collectivité de foi.
Le concept s’est trouvé, à travers les époques, surchargé d’un sens idéologique. Historiquement, il a toujours été arrimé à l’espace théologique et culturel qui prend les individus non pas pour eux-mêmes, mais comme un compact humain qui se coagule dans une identité abstraite appelée « islam ». Il a servi, pendant longtemps, comme un concept clé pour comprendre et expliquer l’histoire et les réalités de la « oumma islamiya » et la « oumma arabia ». La première renferme les différentes communautés musulmanes (iranienne, turque, sénégalaise, indonésienne, etc.) alors que la seconde comprend, d’une part, la communauté arabe musulmane et, d’autre part, les chrétiens, juifs et autres membres des Etats de la ligue arabe.
Avec le mouvement de la renaissance au Moyen-Orient à la fin du 19ème siècle, l’oumma, avait déjà cessé d’être le point de référence obligé. Par la suite, le mot a été repris par les différents nationalismes du monde arabe pour désigner la Nation. Grâce à une certaine fluidité religieuse et politique, l’oumma fit place à des institutions codifiées et à des frontières territoriales délimitées. La période, allant des années 40 jusqu’aux années 70, connaîtra une tentative de « pulvérisation », certes temporaire, de ce concept. Au cours de cette période, le monde arabe a tenté de trouver sa place au sein d’un monde moderne porté par une nouvelle élite arabe laïque et sécularisée. On parle désormais de la construction de la nation arabe, entendue comme une nouvelle idéologie basée sur une communauté de destin avec une forte identité linguistique, culturelle et politique mettant le religieux à la marge de cette construction.
Cette construction sera politiquement agressée et idéologiquement attaquée par l’alliance contre nature entre les impérialismes en vogue et la nouvelle tendance religieuse dans le monde arabe. C’est l’époque de Gamal Abdel Nasser qui a le plus marqué cette nouvelle construction d’un État-nation ambitionnant d’inscrire le citoyen arabe dans une vision du monde arabe unifié par le politique et le culturel. Cette tentative a effrayé l’impérialisme américain qui a fondé en 1961, grâce à de grands moyens financiers et à son alliance avec les wahhabites, la « ligue islamique mondiale » dont le seul objectif est de barrer la route à cette nouvelle construction du politique au détriment du vieux modèle religieux dont le reliquat de la oumma en est le vecteur. Le « désenchantement » qui s’emparera du monde arabe, s’expliquera par un double échec : les promesses trahies aux lendemains des indépendances ajoutées à la glaciation politique des systèmes policiers arabes. Ces deux facteurs seront les carburants qui donneront du poids à la nouvelle « daa’wa » de renouer avec l’obscure référence à la oumma comme antidote à l’impasse arabe.
Avec la résurgence des mouvements islamistes, le langage emprunté à la religion est devenu peu à peu le principal mode d’expression des rapports sociaux dans le monde musulman. C’est le fait de la rhétorique panislamiste et de l’influence des mouvements politico-religieux qui s’attachent viscéralement aux notions à connotation religieuse. Cet attachement fait traduire une réaction psychologique de compensation à l’état de sclérose dans lequel se trouvent la plupart des sociétés musulmanes.
Aujourd’hui, le terme oumma ne correspond manifestement plus au rêve à réaliser. Son usage est inadapté car le mythe s’effrite et devient illusoire et obsolète. Aux yeux de beaucoup de citoyens, notamment les plus jeunes d’entre eux, c’est une utopie ancienne représentant une communauté imaginaire et abstraite. C’est un retour en arrière qui n’a aucune vision permettant de résoudre les problèmes posés par notre réalité contemporaine. On ne s’identifie donc plus à l’oumma parce qu’elle n’est pas porteuse d’un modèle démocratique et n’implique nullement une orientation vers davantage d’espaces de liberté. La démocratie ne se réalise jamais dans des sociétés psychologiquement décomposées et politiquement subordonnées. Avant l’instauration de la démocratie, il est important qu’une conscience et une citoyenneté nationales existent.
Par ailleurs, le mot oumma ne fait pas partie du corpus langagier d’un grand nombre d’intellectuels parce qu’ils savent pertinemment qu’il n’est pas opératoire pour l’analyse de la société. Ils savent combien les jeux discursifs sont au cœur des enjeux théoriques qui les traversent. Les définitions des notions recèlent des enjeux proprement sociopolitiques. Si les notions demeurent floues dans leur usage, elles deviennent une inertie de la réflexion scientifique, des obstacles épistémologiques qui bloquent les élaborations de pensées.
Suite aux récents chamboulements sociopolitiques intervenus dans un grand nombre de sociétés arabo-musulmanes, l’oumma imaginaire n’est ni observée, ni incarnée sur aucun territoire. Elle a échoué à réaliser sa promesse utopique. Ses adeptes dans le monde arabe ont été neutralisés ou sont en faillite.
Par contre, une « oumma planétaire » s’est créée de manière virtuelle. L’imaginaire musulman se développe mondialement sans égard aux frontières étatiques. Cette oumma a une logique foncièrement transnationaliste. Elle se présente comme une proposition identitaire qui tire parti des réseaux sociaux et du cyberespace. Elle rassemble ceux qui s’abstraient de leur environnement réel pour ne se déterminer que sur des critères de l’islam à travers l’usage des moyens modernes de communication et d’Internet. Cet espace imaginaire est celui d’une communauté englobée dans une société dont elle refuse les normes et les valeurs. C’est une réaction à la mondialisation et au néo-libéralisme qui suscite pour eux un profond désir de différenciation. La foi est transformée, dans cette perspective, en un instrument de lutte antioccidentale. L’oumma ne peut ainsi se définir que comme un « code » faute de proposer et de s’inscrire dans une culture qui ne peut être que l’apanage d’une société réelle. On érige et enferme les groupes humains dans des « essences » opposées et des identités fermées en sacrifiant l’universalité de l’humain au culte du particularisme et du communautarisme.
Il est aujourd’hui clair que les nations qui réussissent promeuvent les démarches de construction d’Etats modernes, ayant pour fondements les dispositifs du droit démocratique, des droits de l’Homme et des valeurs universelles de la citoyenneté. Ils contribuent à leur développement dans leur indivisibilité et leur universalité. Toutes les connaissances et accumulations intellectuelles humaines, y compris celles appartenant à toutes les religions, ont leur part dans la construction des droits et valeurs tels qu’ils sont universellement reconnus. Elles garantissent à tous de vivre dans une société solidaire où on jouit de la sécurité, de la liberté, de l’égalité des chances, du respect de la dignité et de la justice sociale dans le cadre du principe de corrélation entre les droits et les devoirs qu’implique la notion de citoyenneté. C’est ce partage des mêmes valeurs citoyennes qui consolide le sens de la responsabilité et la conscience collective au sein d’une nation. Il permet, in fine, de pouvoir vivre en harmonie avec son temps et faire converger les actions humaines vers la finalité d’une ambition collective et d’une cohésion sociale.