L’affaire Khashoggi est-elle en passe de bouleverser l’ordre mondial ? A l’occasion de la visite du procureur général d’Arabie saoudite à Istanbul le 29 octobre pour rencontrer son homologue, le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, mettait en avant la nécessité pour la Turquie et le royaume des Al Saoud de « travailler ensemble » sur l’élucidation du meurtre de Jamal Khashoggi.
Une « coopération » rapidement mise à mal. Le 31 octobre, le procureur d’Istanbul déclare dans un communiqué que le journaliste saoudien a été tué par « strangulation » dès son arrivée au consulat d’Arabie saoudite, soulignant ainsi le caractère « prémédité » de ce meurtre. Son corps aurait ensuite été démembré.
A l’image des difficultés que connaissent Riyad et Ankara à s’entendre sur cette affaire, à l’international, les positions étatiques divergent. Les gouvernements des États-Unis, de la France ou encore de l’Allemagne ont, tous, dans un premier temps condamné les faits avant d’appeler l’Arabie saoudite à faire lumière sur l’enquête, sous peine de la « sanctionner » ou de réévaluer la nature de leurs relations bilatérales.
Alors que l’Allemagne fait preuve de fermeté, les États-Unis et la France se montrent prudents, tandis que le Maroc joue la carte du silence. Des réactions contrastées qui en disent long sur les liens qu’entretient l’Arabie saoudite avec le reste du monde.
David Rigoulet-Roze, chercheur-consultant en relations internationales et spécialiste de l’Arabie saoudite ainsi que le géopolitologue Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) et notamment spécialiste de la Turquie, nous éclairent sur le sujet.
Du pain bénit pour la Turquie
Sur fond de liaisons déjà tendues entre Ankara et Riyad, cet événement, « objectivement grave » note David Rigoulet-Roze, ne pourra que servir l’intérêt de l’une ou l’autre puissance. En l’occurrence, ici, la Turquie. « Rappelons que les deux pays sont en conflit depuis la crise du Golfe, quand la Turquie a clairement affiché son soutien au Qatar contre son blocus entrepris par l’Arabie saoudite en le ravitaillant par pont aérien. Cette décision symbolique avait accru des tensions déjà palpables. Et il est clair que l’affaire Khashoggi accentue cette brouille», explique Didier Billion, auteur de Géopolitique des mondes arabes.
Aux yeux des deux chercheurs, le président turc Erdogan instrumentalise habilement la situation de faiblesse de Riyad afin de peser de nouveau sur l’échiquier international. David Rigoulet-Roze développe dans ce sens : « Le cas Khashoggi constitue une variable très importante pour Erdogan. Il a le sentiment que la situation lui offre l’opportunité quasi-inespérée de revenir sur le devant de la scène régionale et d’avoir ainsi la capacité de faire oublier certaines dérives autoritaires qui se déroulent sur son sol. »
En pour cause, au pays d’Erdogan le respect des droits de l’homme, notamment concernant la liberté de la presse, n’est pas à envier aux pratiques de MBS en la matière. En décembre 2017, 17 membres du journal Cumhuriyet – critique à l’égard d’Erdogan – sont jugés pour « activités terroristes ». En février dernier, les trois éditorialistes turcs Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazli Ilicak sont condamnés à la prison à vie. A ce jour, entre 200 et 300 journalistes sont emprisonnés sur le sol turc indique Reporters sans frontières, qui qualifie ainsi la Turquie de « plus grande prison du monde pour les professionnels des médias ».
En tentant de redorer son blason et de se refaire une « virginité », Erodgan aspire de ce fait à « affaiblir les Saoudiens, notamment sur la question du leadership sunnite dans la région en mettant en avant l’AKP turc », poursuit le spécialiste de l’Arabie saoudite.
A contrario, Didier Billion estime que « l’Arabie saoudite ne baissera la tête « . Si, dans l’immédiat, « des préjudices sont causés à la monarchie du Golfe » et qu’il est évident que « son image est ternie », le directeur adjoint de l’IRIS considère « absurde de penser qu’il y aura sur le long terme des ruptures de relations diplomatiques entre Ankara et Riyad ». En témoigne selon lui la dernière visite du procureur général saoudien en à Istanbul : « Ce déplacement signifie que des discussions sont en cours et que le propos de la Turquie n’est pas d’humilier les Saoudiens, mais la question qui se pose plutôt est : qu’est-ce que l’Arabie saoudite pourrait maintenant proposer en échange ? »
Si négociations en coulisses il y a, elles pourraient « permettre à la Turquie d’obtenir un certain nombre de gains géopolitiques, entre autres par rapport au dossier du Qatar, qui est ostracisé par l’Arabie saoudite depuis le 5 juin 2017 et est l’allié déclaré de la Turquie, puisqu’elle y dispose une base militaire. Voire des gains économiques : Erdogan sait que les investissements saoudiens ne sont pas négligeables pour la stabilité économique d’une Turquie dont la monnaie demeure fragile », scénarise David Rigoulet-Roze.
Il n’est également pas sans présager que le Qatar tire, à son tour, bénéfice des suites de l’affaire. Le géopolitologue Didier Billion avance ainsi l’hypothèse d’une « levée progressive du blocus à son encontre », un cas de figure qui conduirait les Qataris à « être davantage redevables envers la Turquie » et à « renforcer l’alliance entre les deux partenaires. »
Trump dans la tourmente
Aux États-Unis, à l’approche de la fin de campagne des élections de mi-mandat, pressurisé par l’opinion publique et médiatique « Trump se trouve dans une position extrêmement inconfortable ». « Il faut qu’il préserve en même temps sa relation privilégiée et stratégique avec Riyad et qu’il tienne compte du Congrès, dont une partie des républicains de son propre camp n’est pas des moins critique sur cette affaire. Il est donc clairement tiraillé entre deux impératifs », juge David Rigoulet-Roze.
Au cœur de cet embarras : le dossier iranien. Liées par l’accord du Quincy – acté en 1945 -, Riyad et Washington sont historiquement deux solides partenaires dans la lutte contre la République islamique du Golfe persique. Malgré les menaces de « sanctions » de Donald Trump et son récent appel à mettre fin à la guerre au Yémen – menée par une coalition arabe conduite par l’Arabie saoudite -, pour le directeur adjoint de l’IRIS « le président américain ne peut pas se permettre de tourner le dos à l’Arabie saoudite ».
Pourquoi ? « Principalement, car Washington a fait de l’Arabie saoudite la pièce centrale de sa stratégie au Moyen-Orient, surtout en Iran. Et, actuellement la seule chose qui compte pour Trump c’est le maintien du soutien des Saoudiens dans la lutte contre l’Iran », poursuit Didier Billion. Le 4 novembre, Washington devra en effet adopter la deuxième vague de mesures de sanctions contre l’Iran.
S’en suit l’argument économique – d’ailleurs explicitement assumé par le président des États-Unis – venant étayer l’hypothèse selon laquelle les USA ne mettront pas les Saoudiens sur le banc. « De lui-même, Trump a affirmé qu’il y avait près de près de 400 milliards de contrats scellés entre les deux pays, dont 110 de nature militaire, qu’ils représentaient l’équivalent de 500.000 à un million d’emplois et que les Saoudiens étaient les 1er investisseurs aux USA » et où ils détiendraient, selon l’article du 15 avril 2016 du New York Times, « quelque 750 milliards de dollars de bons du Trésor et autres actifs financiers», rapporte de son côté le chercheur-consultant en relations internationales.
Une realpolitik pourtant formellement critiquée par certains sénateurs américains. Lesquels avaient exhorté Trump à prendre les sanctions nécessaires contre l’Arabie saoudite si un lien était avéré entre la monarchie et la mort du journaliste.
I could not agree more. We should also halt all military sales, aid and cooperation immediately. There must be a severe price for these actions by Saudi Arabia. https://t.co/ebi9dqYND8
— Senator Rand Paul (@RandPaul) 20 octobre 2018
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Une Europe frileuse et divisée
Côté européen, les réactions ont tardé. En France, ce n’est que plus d’une semaine après la mort de Khashoggi que le porte-parole du gouvernement, Benjamin Grivaux, déclare que le gouvernement français mettra en oeuvre des sanctions si « la responsabilité de l’Arabie saoudite est avérée (…) et que les faits sont corroborés par nos services de renseignements ». Puis, quelques jours après qu’Emmanuel Macron ait qualifié de « de faits très graves » ces événements, le gouvernement français affirme que l’annulation de la venue du ministre de l’Économie Bruno Lemaire au « Davos du désert » ne remettait pas « en cause les partenariats entre France et l’Arabie saoudite ».
Une volte-face, ou une logique « prudentielle » comme le jauge David Rigoulet-Roze, médiatiquement attribuée aux relations économiques – essentiellement dans le domaine militaire – entre l’Hexagone et la monarchie du Golfe.
Condamnant d’une même voix le meurtre du journaliste, la France et l’Allemagne divergent d’ailleurs sur la question des contrats d’armements. « Il n’y a pas une position européenne », avance Didier Billion. Avant de souligner : « Si Angela Merkel a appelé à suspendre la vente d’armes à l’Arabie saoudite et que la France ne l’a pas suivie dans ce sens, ce n’est pas anodin : les montants des accords militaires entre les Français et les Saoudiens sont beaucoup plus importants que ceux avec les Allemands ».
D’après le rapport 2018 du Parlement français sur les exportations d’armement de la France, entre 2008 et 2017 l’Arabie saoudite a été le deuxième client le plus important de l’Hexagone. À titre de comparaison : en quatre ans l’Allemagne a livré pour 1,2 milliard d’euros d’armes à Riyad, alors que la France pour l’année 2017 seulement lui en a vendu pour 1,38 milliard d’euros.
En déplacement le 26 octobre à Bratislava, Emmanuel Macron a commenté son refus de suivre la décision de l’Exécutif allemand, en arguant que les relations entre les deux pays n’avaient « rien à voir avec l’affaire Khashoggi ». Une « posture de déni » qui « prouve une fois de plus que l’Union européenne est divisée et qu’elle ne se donne pas les moyens d’agir de manière stratégique », conclut le directeur adjoint de l’IRIS.
Le Maroc se fait discret
Au Maroc l’affaire Khashoggi n’a pas fait grand bruit. Le 10 octobre, le ministre de l’Intérieur saoudien, Abdelaziz Ben Saoud Ben Nayef Ben Abdelaziz, était reçu à Rabat par le roi Mohammed VI et son homologue marocain, Abdelouafi Laftit, sans que rien ne fuite sur la teneur des échanges.
Un silence qui ne surprend pas vraiment David Rigoulet-Roze : « Malgré quelques frictions familiales, il paraît difficile d’imaginer que le Maroc tourne le dos à l’Arabie saoudite et qu’il se montre ouvertement critique par rapport à cette affaire ». Selon ce dernier, cette discrétion du royaume chérifien s’explique « en partie par un tropisme monarchique » qui s’est notamment traduit « en 2011 quand le Maroc a failli intégrer le Conseil de la coopération du Golfe en 2011 », rappelle-t-il.
Ce silence observé dans d’autres pays de la région témoignerait « d’une volonté de minimiser cette affaire » et de se « protéger », examine à son tour Didier Billon pour qui « critiquer violemment l’Arabie saoudite pourrait, en retour, ne pas jouer en leur faveur ».
Mais à l’inverse de l’Égypte, qui a fait bloc avec l’Arabie saoudite contre le Qatar lors du déclenchement de la crise du Golfe, et qui a de nouveau réaffirmé son souhait de renforcer l’axe Le Caire-Riyad en pleine affaire Khashoggi, le silence du Maroc peut aussi se lire comme la continuité de la « neutralité constructive » prônée par la diplomatie marocaine, à équidistance de Doha et Riyad.
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