Les films documentaires consacré à la traite esclavagiste en Afrique sub-saharienne sont rares. En tant que spécialiste des études sur l’esclavage en Afrique du nord, j’ai naturellement accepté de participer dans un documentaire ambitieux sur ce sujet dont le titre est Les Routes de l’esclavage. Cette série documentaire a été réalisée par Fanny Glissant, Juan Gélas et Daniel Cattier. Elle est produite par la chaîne européenne ARTE qui l’a diffusée le 1er mai 2018. C’est un film constitué de quatre épisodes qui retracent les évènements épouvantables de l’histoire de la traite et de l’esclavage en Afrique. Curieusement, sa diffusion a eu lieu le jour où le chanteur American Kanye West a fait une déclaration scandaleuse selon laquelle l’esclavage était un choix.
Le 16 août, le documentaire a été rediffusé sur la chaîne Al Jazeera. Mais à en croire la chaîne de télévision qatarie, la pratique de la traite des esclaves en Afrique aurait seulement commencé avec la présence du Portugal. La chaîne a en effet omis de diffuser le premier épisode de la série, donnant l’impression que la traite des esclaves était un problème européen. Cette omission du premier épisode sur la traite dans les sociétés islamiques est scandaleuse.
Comment l’expliquer ? On ne connaît pas la nature du contrat qu’Al Jazeera a signé avec la Compagnie des Phares et Balises qui a produit le film comportant quatre épisodes, mais nul doute qu’ils avaient connaissance de l’existence du premier épisode qui porte sur la traite des esclaves et l’esclavage dans les sociétés islamiques. Alors pourquoi avoir délibérément ignoré l’épisode sur l’esclavage dans les sociétés arabes islamiques en indiquant de manière incorrecte que c’était le deuxième épisode qui constituait la première partie du documentaire ?
Les Portugais ont déjà protesté dans leurs médias contre cette omission qui donne l’impression que les Portugais ont initié ces crimes en Afrique. « Al Jazeera passe sous silence le rôle des musulmans dans l’esclavage et porte la culpabilité au Portugal ; la chaine qatarienne a éliminé le premier épisode d’une série documentaire coproduite par RTP et LX Films, qui parlait du rôle des musulmans dans la traite négrière. Et elle dit que ce sont les Portugais qui ont « établi » ce commerce, » lit-on dans l’article.
Pourtant, la relation de l’asservissement des Noirs africains à la conquête arabe à partir du 7eme siècle est un fait établi.[1] Le premier moyen par lequel des esclaves furent acquis en Afrique du Nord au début de la conquête islamique au VIIème siècle fut la conquête ou as-saby.[2] As-Saby était une affaire d’État. Après la conquête de l’Egypte en 641, les Arabes ont mené des incursions en Nubie, c’est-à-dire la terre située au sud de l’Egypte. Ces incursions furent terminées sous `Abd Allah b. Abi Sarh, le gouverneur d’Egypte (d. 656-658) grâce à la signature d’un traité avec la Nubie en 652.
Conformément à ce traité, les Nubiens devaient livrer annuellement 360 esclaves aux Arabes, une coutume qui perdura jusqu’à l’avènement des Mamelouks au XIIIème siècle. `Uqba b. Nafi` qui poursuivit l’invasion du Maghreb et qui fonda dans ce but un camp militaire appelé Qayrawan en 670, imposa une levée analogue de 360 esclaves lorsqu’il conquit le Fezzan. Le Fezzan était en 667 situé sur une route stratégique de l’Afrique sub-saharienne vers la Méditerranée.[3] Au début de la conquête, les amazighs étaient aussi asservis et considérés comme feudataires même une fois convertis à l’Islam.
Ce fut Musa b. Nusayr, gouverneur de Tunisie en 705, qui décida de soumettre et de convertir les dernières tribus amazighes, en vue de pacifier le reste de l’Afrique du Nord sous domination arabe. Musa b. Nusayr avait constitué plus de prisonniers de guerre que tous ses prédécesseurs. Les sources arabes mentionnent un nombre de captifs qui s’élève à trois cent mille durant ses raids.[4] Certains de ces esclaves furent recrutés dans l’armée, d’autres furent donnés en cadeaux à des gouverneurs en Egypte et à Damas, tandis que d’autres furent vendus.
La preuve existe que des Africains noirs furent recrutés pour servir dans l’armée. Ils participèrent même à la conquête de l’Ibérie que les arabes appelaient al-Andalus. Cette conquête fut menée par Tariq b. Ziyad en 711 au nom de Musa b. Nusayr. Tariq était lui-même amazigh et avait un statut analogue à celui de son prédécesseur Kusayla : un mawla ou vassal du gouverneur d’Ifriqiya, Musa b. Nusayr.
Alors que la conquête se poursuivait dans le sud du Maroc, Habib b. Abi `Ubayda b. `Uqba b. Nafi` mena une razzia dans la région du Sousse. Il atteignit la terre des Noirs où, selon certaines sources, il s’appropria tant d’or et d’esclaves qu’il y causa une immense consternation parmi la population locale. Au cours des conquêtes islamiques sous les dynasties omeyyade et abbasside, des esclaves arrivaient en grand nombre sur les marchés des villes du Moyen-Orient en pleine expansion. C’est dans ce contexte qu’un médecin de Bagdad nommé Ibn Butlan (d.1066) rédigea un manuel qui encadre le procédé d’achat d’esclaves pour détecter d’éventuels défauts physiques.
Ibn Butlan donne ainsi des preuves sur la perception, le traitement et les rôles des personnes asservies, notamment parmi les populations des deux sexes, dans les sociétés islamiques. Au cours des VIIème et VIIIème siècles, de nombreux musulmans originaires d’Afrique du Nord commencèrent à s’impliquer dans le commerce saharien. Ce fut le cas, par exemple, des Ibadites qui se déplacèrent dans le Sahara pour s’installer dans les centres caravaniers comme Ghadames et Awdaghust. De même, les musulmans nord-africains qui faisaient du commerce ou s’installaient dans le Sahara occidental, établirent des liens culturels, sociaux et économiques entre l’Afrique du Nord et de l’Ouest.
A l’époque de la conquête islamique de l’Afrique du Nord, les Arabes étaient, dès l’origine, conscients des ressources en or d’Afrique de l’Ouest. Cette richesse motiva, par exemple, d’importantes expéditions contre l’empire du Ghana. Cependant, ces premières tentatives pour établir un contrôle sur l’extrémité sud du commerce transsaharien ne connurent pas de succès. Par-contre, les musulmans arabo-berbères établirent des routes commerciales en direction du puissant royaume du Ghana et en tirèrent du profit. Des centres ou entrepôts commerciaux furent alors créés sur les routes sahariennes comme Sijilmassa et Awdaghust, etc.[5] Les principales marchandises qui ont marqué le commerce transsaharien étaient le sel, les chevaux, les textiles, l’or et les esclaves.
Durant le règne de la dynastie mérinide, la dynamique de la diaspora commerçante marocaine se transforma graduellement, alors que la géopolitique des frontières de l’islam se modifiait en Andalousie, grâce à l’initiative des chrétiens, et au Soudan, grâce à l’initiative des musulmans. Ce changement affecta la provenance des esclaves. Les esclaves venant d’Europe diminuèrent progressivement en nombre tandis qu’augmentaient ceux d’Afrique sub-saharienne. Ceci se produisit en particulier après la défaite sévère des musulmans à la bataille de Rio Salado face à la coalition castillo-portugaise en 1340.
La rencontre initiale entre le Portugal et le Maroc ainsi que le commerce atlantique a servi aux Européens de terrain d’essai pour le commerce avec l’Afrique sub-saharienne et transatlantique. Lorsque les Portugais naviguèrent sur l’Atlantique au XVème siècle, durant le règne du Prince Henri le Navigateur (d.1460) pour contourner l’Afrique et obtenir les produits de l’Inde, le Maroc était devenu un tremplin incontournable. J’explore en détails tous ces processus historiques – avant que le Portugal ne devienne une entité séparée et un des plus importants initiateurs de la traite négrière dans l’Atlantique africain – dans Black Morocco: A History of Slavery, Race and Islam (Cambridge University Press, 2013).
En choisissant de ne pas diffuser le premier épisode de cette série documentaire, Al Jazeera a choisi de nier ces faits historiques . Ceci est d’autant plus intrigant qu’Al Jazeera appartient au Qatar, le seul état arabe qui possède un musée de la traite et de l’esclavage, Bayt Ibn Jalmoud, à Doha. C’est un déni récurrent de ne pas admettre le rôle fondamental que les sociétés islamiques ont joué dans cette tragédie humaine. Il est urgent de sortir de ce processus perpétuel, il faut en finir avec la culture du silence. Il faut affronter l’histoire sereinement, elle permet de lutter aussi contre les stéréotypes occidentaux négatifs de l’islam. Elle donne des armes pour combattre le racisme qui affecte les musulmans arabes victimes du racisme en Occident.
[1] Le texte suivant est extrait de Black Morocco: A History of Slavery, Race and Islam. Cambridge University Press, 2013. Traduit par Anne-Marie Teeuwissen, Le Maroc noir.
[2] Mohammed Ibn Manzur, Lisan al-`Arab (Le Caire, Dar al-Hadith, 2003), vol. 4, 487; Lane, An Arabic-English Lexicon, vol. 4, 1303.
[3] `Abd ar-Rahman Ibn `Abd al-Hakam (d. 871), Futuh Ifriqiya wa ‘l-Andalus (Le Caire, Maktabat ath-Thaqafa ad-Diniyya, 1995), 222.
[4] Ibn `Idhari, Kitab al-Bayan, vol. 2, 23.
[5] Pour plus d’information, voir Raymond Mauny, Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen Age ; d’après les sources écrites, la tradition et l’archéologie (Amsterdam, Swets & Zeitlinger N.V., 1967), 367-380.
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