En ce moment, tu as l’impression que tout va dans tous les sens dans le plus beau pays du monde. Et tu n’es pas la seule à avoir cette sensation légèrement inquiétante. A chaque couscous, à chaque apéro, à chaque vernissage, les gens que tu rencontres semblent se poser pas mal de questions. Que ce soit pour des raisons purement mercantiles ou par amour de la patrie, les inquiétudes restent les mêmes. Mais bon, ces préoccupations n’ont pas l’air d’empêcher le pays d’avancer. D’avancer parfois bizarrement mais d’avancer malgré tout. Et surtout, rien ne semble empêcher les polémiques saugrenues et autres dé- bats teintés de surréalisme de fleurir.
Alors ces derniers temps, entre les rêves de grandeur footballistique, les procès délirants et les spéculations diverses, tu constates que de nouvelles préoccupations sont apparues. Et la dernière qui t’a frappée est que la langue française n’est visiblement plus du tout appréciée. Tu trouves ça étrange. Après tout, cette langue fait partie de l’histoire de ce pays. Certes, elle n’est pas arrivée pour des raisons très glorieuses. Tu ne parles absolument pas des potentiels bienfaits du protectorat. Loin de là. Tu dis juste que ce protectorat a existé. C’est un fait. Un fait indéniable. Et forcément, cette présence a laissé des traces. Ça aussi, c’est indéniable. C’est visible aussi. Les grandes villes en portent les traces architecturales et urbanistiques. L’administration et ses méandres incompréhensibles aussi sont un héritage de ce protectorat. Mais ça n’a pas empêché le Tribunal administratif de rendre “illégitime l’usage de la langue française dans l’Administration publique”. Le Collectif national de la langue arabe explique d’ailleurs que c’est une “victoire face au lobby francophone qui ne cesse de trouver de nouvelles entraves pour détourner, voire violer les lois liées à l’usage et à la préservation de la langue arabe”. Tu veux bien entendre cet argument. Tu n’as rien contre, au contraire. Toi, tout ce qui défend l’autonomie, la liberté, l’indépendance, tu es pour par principe. C’est d’ailleurs au nom de ces principes-là que tu te dis que la darija devrait être la langue nationale, mais là tu trouves ça vraiment étrange. D’autant qu’une autre tendance est en train de poindre : l’Etat réfléchirait à remplacer le français par l’anglais. Pourquoi pas, après tout ? Mais il faut juste avoir conscience de l’énormité que c’est. Bien évidemment, ça fait très chic et très moderne de lancer ce genre d’idées et ça ne peut être que séduisant. L’anglais, c’est la langue universelle, l’esperanto des affaires. Mais concrètement, on fait comment ? Tu aimerais qu’on t’explique. Ce que tu sais c’est que 66% de la population alphabétisée de plus de dix ans savent parler et écrire le français. Ce n’est pas toi qui le dis. C’est le dernier recensement.
Ça aussi c’est un fait. Alors pourquoi ne pas se baser sur l’existant ? Tu ne dis pas que tu as la solution pour sauver quoi que ce soit concernant l’enseignement des langues, mais tu ne peux t’empêcher de te demander si les profs sont prêts pour ce changement. Et puis, dans la langue qui est parlée par le plus grand nombre, celle que l’hypocrisie ambiante refuse de qualifier de langue nationale, il y a énormément de mots d’origine latine, pas beaucoup d’origine anglo-saxonne. Les traces ne s’effacent pas. Déjà qu’on ne sait pas où on va, si en plus on efface d’où on vient, on risque d’être encore plus paumés que ce qu’on est actuellement.