Tu as passé une journée plutôt sympa. Tu as bossé. Tu as lu des dizaines de choses inutiles sur l’écran de ton iPhone. Tu as répondu à une quinzaine de messages. Tu n’as pas été au sport. Tu as reporté à demain deux ou trois trucs. Tu t’es fait livrer des sushis. Zee t’a appelé pour te dire que le mec de la semaine dernière est potentiellement l’homme de sa vie. Tu as bergueg avec une de tes collègues. Bref, tu as passé une journée normale dans ton petit monde bien hermétique au reste du monde. Et là tu rentres chez toi, tu as envie de passer une soirée à regarder des séries. Dans ta bagnole, tu as écouté une émission passionnante avec des gens passionnants qui débattaient de sujets passionnants. Tu as eu l’impression d’apprendre plein de trucs et après tu as écouté des reprises lancinantes de tubes des années soixante-dix. Tu te croyais dans un lounge.
En arrivant dans le hall de ton immeuble, la fille du gardien vient te faire un bisou et te demande si elle peut monter pour que tu l’aides à faire ses devoirs de maths. Même si les maths ne sont pas ton plus gros point fort, tu te dis que tu vas pouvoir gérer le niveau deuxième année de secondaire. Alors elle va chercher ses bouquins et vient avec toi. Tu te retrouves face à une équation à une inconnue à résoudre. Tu as très envie de lui dire que toute la vie sera une équation à plusieurs inconnues mais tu te concentres et essayes de réactiver tes souvenirs de lycée. C’est bon, tu te rappelles de la technique. Tu cherches le X et là tu bugues. Tu as beau poser le truc dans tous les sens, tu as isolé les X comme il faut, tu as défait la division, refait la multiplication mais tu ne trouves rien. Il y a un truc qui cloche mais c’est probablement toi, alors tu appelles ta cousine étudiante scientifique pour lui dicter l’équation. Elle se met à te parler de facteurs et autres mots barbares. Ça dure des plombes mais elle ne trouve pas la solution. Tu te dis qu’il y a peut-être vraiment quelque chose qui cloche. Tu cherches un logiciel en ligne qui peut faire ça. La réponse est sans appel : “erreur dans l’énoncé, cette équation est insolvable”. Là au moins c’est clair. Dans un livre de maths publié et validé par l’éducation Nationale, il y a donc une équation insolvable. Ça en est presque poétique tellement c’est métaphorique, mais c’est juste une grosse erreur. Et tu te dis qu’il doit y en avoir plein d’autres, si tu as réussi à en trouver une en moins de trois minutes. Il n’y aura pas de maths ce soir du coup.
Tu regardes sa dernière dictée en français qui a été corrigée par la maîtresse de français. Tu repères une faute. “Jolie” alors qu’il s’agit d’un pantalon. La maîtresse ne l’a pas corrigé. Elle ne l’a pas vue ? Elle considère les adjectifs comme invariables ? Dans les deux cas, c’est consternant. Du coup tu te demandes ce que doit contenir cet autre bouquin que la gamine a pris avec elle. Alors, tu feuillettes les pages et là ce ne sont plus des erreurs mais des aberrations, dont les médias avaient pourtant annoncé la disparition en grande pompe il y a deux ans ! Tu as envie de sauter au plafond en voyant cette image de papa et fiston qui regardent la télé pendant que maman et son foulard débarrassent la table. Tu as envie de chialer. C’est tellement triste ce que ce pays n’enseigne pas à ses enfants. A tes yeux c’est criminel. Et puis c’est encore plus triste qu’on ait l’impression qu’il n’y a pas de solution. Si on continue comme ça, tu ne vois pas comment on va pouvoir la résoudre l’équation de l’avenir.