C’est une semaine difficile pour le Boualem. Terrassé par le froid, le héros de ces colonnes éprouve le plus grand mal à réfléchir au-delà de la couverture avec laquelle il fait corps une bonne partie de la journée. Seul son index se hasarde à affronter l’air glacial de son appartement, il faut bien changer de chaîne de temps en temps. Il consomme une quantité absurde de reportages animaliers et de matchs de foot en attendant le retour du soleil. C’est qu’il est un peu déprimé, le Guercifi. Il est tombé sur une histoire terrible, qui l’a précipité dans un état d’hébétude qu’on ne peut souhaiter à personne.
Dans la bonne ville d’Asilah, trois jeunes garçons d’une quinzaine d’années trouvent une valise pleine d’argent et la restituent à la police. Voilà. La police contacte aussitôt le propriétaire, résidant aux Pays-Bas, il est très content de retrouver ses 30 000 dirhams et ses papiers, et tout le monde se fait des bisous. Jusque-là, il règne dans cette affaire une sorte de lourde normalité, on se demande même comment on va faire pour tenir une page entière avec pareille anecdote. Dans un environnement sain, on n’aurait jamais entendu parler de ces jeunes, sauf sur la page Facebook de leurs amis de classe. Mais nous sommes au Maroc, les amis, et la presse nationale s’est emparée de cette affaire goulûment. On les a vus sur toutes les pages Web, on les a entendus à la radio, ils ont reçu une décoration lors d’une cérémonie organisée dans leur lycée, et donc nous pouvons l’affirmer : nous sommes en état de décomposition. Quand la vertu est présentée comme exceptionnelle, c’est qu’on admet que le vice est la norme. La puissance de l’hommage qui a été rendu à ces jeunes par notre société malade est l’aveu affreux de notre détresse morale. Zakaria Boualem l’a pris comme une sorte d’offense. Jugez-en vous-même : “Une grande cérémonie à été organisée en leur honneur, en présence du préfet de police de Tanger, au siège du district de police d’Asilah, sur hautes instructions du directeur général de la sûreté nationale. Ont été présents à la cérémonie les camarades de classe des trois héros. Les autorités ont remis un chèque de 1500 dirhams aux trois garçons comme récompense afin de leur rendre hommage et louer leur geste”. Voilà donc où nous en sommes. Ces gamins sont des héros, c’est la presse qui le dit, ils ont déclenché une “forte émotion sur le Web.”
Il faut voir la photo avec leur diplôme et le drapeau national derrière eux pour saisir la pleine mesure de la gêne suscitée par cette histoire. Certes, il y a quelque chose de beau à voir des gamins se rendre dans un commissariat sans se dire qu’ils vont en sortir avec un problème de plus que lorsqu’ils y sont entrés, et quelque chose d’encore plus étonnant à constater que cela a effectivement été le cas, mais, comment dire… il y a un malaise à voir tout le monde s’extasier comme si on avait affaire à des rêveurs venus d’un autre âge. Si le Boualem, à l’âge de quinze ans, avait ramené chez lui une valise pleine d’argent qu’il avait trouvée dans la rue, feu son père l’aurait conduit aussitôt à la police pour le faire enfermer sans le moindre remords. Mais les temps ont changé, les amis, et heureusement que cet homme à la rigidité morale maladive n’a pas assisté à cette infamante évolution. Aujourd’hui, les gamins n’ont pas eu droit à un hommage, mais à deux. Si on va dans ce sens, il faudrait ériger une statue à Abdoulqouddous Boufous, un type que Zakaria Boualem connaît et qui consacre une partie de sa fortune à soutenir les miséreux, et au Docteur Boufettas, qui opère gratuitement une fois par semaine des gens malades que notre glorieux système a omis d’intégrer dans tous ses beaux plans d’action santé depuis le Moyen-âge. Il faudrait dans la foulée organiser une journée nationale d’hommage au chauffeur de taxi qui a maîtrisé un des illuminés du 16 mai dûment armé de sa ceinture d’explosifs, et consacrer les infos nationales à tous ceux qui font correctement leur boulot dans ce pays. Parce que oui, les amis, ils existent. Mais ils pourraient bien disparaître, un peu comme les dinosaures, frappés par la misère et la douleur de constater que leur attitude ne paye pas vraiment. On va s’arrêter là sinon on va écrire des bêtises, c’est donc tout ce que le Boualem voulait vous dire aujourd’hui, il retourne sous sa couverture, et merci.