Mohamed** nous reçoit dans le deux-étages de ses parents, dans un petit village des environs de Béni Mellal. Le salon est encore imprégné de l’odeur du couscous. “Le premier vrai repas depuis mon départ au mois de juillet”, commente celui qui était tout juste majeur à l’époque. Rêvant d’un avenir meilleur en Italie, il prend l’avion jusqu’à Alger, avant de rejoindre la Libye via le désert tunisien, versant au total plus de 3000 euros à différents intermédiaires. Dès ce premier épisode, il se voit mourir plusieurs fois. De soif, de faim, de violence aussi, sous les coups de Kalachnikov des passeurs.
“Les chauffeurs nous appelaient ‘les marchandises’”, atteste Nabil, 30 ans, rencontré le lendemain dans un café d’une commune voisine. “Les 4×4 qui nous transportaient sautaient sur les dunes. On a vomi et failli tomber plusieurs fois. Je suis sûr que si ça avait été le cas, ils ne se seraient même pas arrêtés. C’est durant ce premier voyage que nous avons perdu toute notion de dignité humaine”, poursuit-il.
Au milieu des sables libyens, son groupe est appréhendé et kidnappé par les membres d’une milice, qui n’hésitent pas à ouvrir le feu sur leur véhicule. “Ils nous ont emmenés dans un grand dépôt qui sentait l’alcool. Ils nous ont alignés contre un mur, les canons de leurs armes pointés sur nous. Ils ont commencé à nous fouiller, nous dérobant chacun entre 750 et 1000 euros. Au bout d’un certain temps, un autre groupe est venu nous prendre. On a été achetés et revendus à plusieurs reprises”, se souvient Si Mohamed, 20 ans, entre deux bouffées de sebsi.
Les autres fugitifs et lui se croient tirés d’affaire lorsqu’ils débarquent enfin chez le passeur qui les a fait venir, surnommé El Haj. Celui-ci habite trois maisons contiguës, dans la ville côtière de Sabratah (75 kilomètres à l’ouest de Tripoli). Selon les migrants, ces bâtiments abritent plus de 200 harraga, dont les trois-quarts sont Marocains, et parmi lesquels une trentaine de femmes, selon plusieurs témoignages.
La première semaine d’octobre, alors qu’on leur demandait de s’habiller pour prendre enfin la mer, ils entendent des tirs sur leur porte. Des individus non identifiés les font sortir les uns derrière les autres, mains sur la tête. Ils les conduisent jusqu’à un mystérieux entrepôt où sont déjà parqués des milliers d’Africains. “Nous avons construit des tentes et des abris de fortune, à l’aide de fines couvertures. Au bout de dix jours, nous avons été transférés à la prison de Zouara, située à une quarantaine de kilomètres”, se souvient Jamal, 28 ans.
Poux, insectes et pénuries
Mohamed nous décrit leurs conditions de détention : “Nous étions 45 dans une cellule de quelques mètres carrés. Il n’y avait qu’une seule petite fenêtre d’aération. On avait le droit à trois repas par jour, mais la qualité laissait vraiment à désirer. Au petit-déjeuner, c’était un pain rond avec du fromage et un verre de thé. Le midi, un bol de pâtes ou de riz. Et le soir, du pain nu. Chaque jour, c’était la même chose”. Mohamed est soudain pris d’un fou rire. “Avant de me retrouver là-bas, je n’aurais jamais pensé que je mangerais un sandwich aux pâtes !”, s’esclaffe-t-il. Le jeune homme souligne que les femmes étaient mieux nourries, avec parfois un bout de viande.
Aussi rapidement qu’il s’en était départi, Mohamed retrouve sa gravité. Il poursuit son récit, évoquant des colonies de poux et d’insectes. Les coupures étaient si fréquentes que l’eau ne coulait que dix minutes par jour : il fallait choisir entre se laver ou remplir sa bouteille. Il n’y avait qu’un seul cabinet de toilettes pour 120 personnes, et une seule paillasse pour deux. Rien pour se protéger du froid. Aucun médicament pour se soigner. “Beaucoup avaient de la fièvre ou des diarrhées à cause de la nourriture. Un ami a été hospitalisé pour des infections à répétition. Certains sont devenus fous. Ils commençaient à faire et à dire n’importe quoi. J’ai bien cru qu’on allait mourir”, soupire-t-il. Jamal nuance quelque peu le tableau. Grâce à la confiance qui s’était instaurée avec les gardiens du centre, les captifs ont réussi à améliorer progressivement leur quotidien. “Au début, un paquet de cigarettes coûtait 35 dirhams. À la fin, pour le même prix, c’est une cartouche qu’on avait. Grâce à l’argent que les gardiens recevaient de nos parents, on arrivait à se payer des biscuits et des jus”, explique-t-il.
Cri de détresse
Jamal baisse la voix. Il fixe honteusement le sol. “Nous avons fini par être les derniers dans le centre. Tunisiens, Algériens, Égyptiens, Subsahariens… tous nos compagnons avaient été libérés. Il ne restait plus que les Marocains”, se désole-t-il. Pendant des mois, ils demeurent sans nouvelles de leur gouvernement. Malgré de nombreuses relances, l’ambassade (délocalisée en Tunisie depuis 2015) ne dépêche personne sur place. Perdant tout espoir, ils décident de pousser un cri de détresse en postant sur les réseaux sociaux des photos et une vidéo de leur calvaire. “Certains avaient caché leur téléphone. Ils avaient des cartes SIM libyennes, qu’ils rechargeaient grâce aux unités que des connaissances leur envoyaient. Ils tiraient quelques fils dans les murs pour brancher leurs chargeurs”, explique Jamal. Après la publication de leurs images, l’administration de la prison a fouillé toutes les cellules pour leur retirer leurs portables. Nous leur montrons les séquences qu’ils avaient diffusées sur YouTube : ils rient de bon cœur, se moquant d’un désordre capillaire et d’un enfer qu’ils espèrent à jamais derrière eux.
Enfin la délivrance
Fin novembre, les Marocains apprennent qu’une délégation de l’ambassade de Tunis va leur rendre visite. Des agents prélèvent leurs empreintes et leur distribuent des laissez-passer – plus de la moitié ayant perdu leur passeport ou leur pièce d’identité en route. “En soixante jours, c’était la première fois que nous avions un contact avec les représentants de notre pays !”, s’exclame Mohamed. Des youyous retentissent. Manbita Al Ahrar est entonné. “Nous étions tellement joyeux que nous n’avons pas dormi pendant les quatre jours qui ont suivi”, sourient les Mellalis. Dès leur retour au pays, dans la nuit du 7 au 8 décembre, les clandestins sont interrogés pendant plusieurs heures. Les policiers leur posent toute une série de questions sur leur parcours, leur région d’origine, leurs parents, les cafés qu’ils fréquentent… et leur ordonnent de ne pas parler à la presse.
Les “revenants” de Béni Mellal sont fêtés par leurs proches, qui ont bien cru ne jamais les revoir. Si la plupart d’entre eux songent déjà à retenter leur chance pour regagner l’Europe, ils pensent également aux trois rapatriés hospitalisés, ainsi qu’aux centaines de leurs concitoyens toujours bloqués en Libye.
*Pour préserver l’anonymat de ceux qui ont accepté de nous répondre (contre l’avis des autorités), nous avons modifié les prénoms.
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