La place du maréchal Lyautey dans la mémoire marocaine est étrange : il n’est pas complètement honni, comme tout colonialiste conquérant devrait l’être, mais il n’est pas accepté comme toute figure historique doit l’être, d’une manière neutre. Son fantôme ne cesse de hanter le verso des pages d’histoire, comme si on ne savait que faire de ce personnage. Peut-être que la clé de ce mystère réside dans un honteux secret de famille : Lyautey est important dans la mesure où le Maroc n’a cessé, depuis, d’être “lyautéen”, et qu’à défaut de l’avouer franchement, on s’échine sans cesse à brouiller la ré- alité de cet héritage inconfortable.
Quelques exemples : les faux ministres et les vrais conseillers, ceux qui ont un pouvoir de façade, légitimé par l’idéologie du moment (les élections par exemple), et ceux qui tiennent la technostructure ; la crème de l’innovation capitaliste et l’archaïsme économique, comme la ligne à grande vitesse Tanger-Casablanca, et la dépendance de l’économie à la pluviométrie ; les traditions honorées et l’ouverture à l’Occident… La liste est longue, c’est même un jeu amusant de la poursuivre, tant les exemples sont nombreux, et sans cesse renouvelés. Nos politiques publiques croient innover quand elles ne font que poursuivre ce dualisme vieux d’un siècle. Voilà le fondement de l’héritage de Lyautey, ce “mal-développement” marocain, pourtant ambivalent, car il a malgré tout préservé le pays des errements autoritaristes des voisins, sans réussir à l’arracher à la pauvreté. La culture politique marocaine, ce mélange de styles, de gestuelles, de manières de parler et de se taire, date, pour l’essentiel, de ces premières années du protectorat, où un alliage étrange se produisit entre un fonds local et des fantasmes ramenés par Lyautey et son entourage. Hubert Lyautey est-il donc un Lawrence d’Arabie qui aurait réussi ? Pas tout à fait, puisque sa place dans l’historiographie marocaine reste indécise.
Dans “Maîtres et disciples”, l’anthropologue Abdellah Hammoudi faisait un rapprochement riche d’enseignements entre le statut de “Résident” qu’avait le maréchal et la notion toute marocaine de “meskoun”, d’“habité”, comme on dit d’une maison qu’elle est possédée, ensorcelée. Filons la mé- taphore : Lyautey le “sâkin”, le Résident, cela signifie que le Maroc est “meskoun”, “habité”, tourmenté par un fantôme, son fantôme, ou, plus exactement, par le fantôme de son passé colonial. Car ce passé n’est pas simple : la violence de la prise de pouvoir française a été cachée, refoulée, à la différence d’autres pays. Les guerres de “pacification”, les spoliations de terres et les refoulements de populations se mélangèrent incestueusement avec la sauvegarde des institutions, un minimum de respect pour l’histoire et l’identité locales. Lyautey était ambigu, mais le Maroc l’est encore plus. Lorsqu’on se penche attentivement sur l’histoire de la décolonisation, on a l’impression qu’en 1956, le Maroc ne fermait pas la parenthèse ouverte en 1912, mais celle ouverte en 1925 par le départ de Lyautey et le début d’une “algérianisation” rampante du Maroc, d’une colonisation plus franche. Comme si, en 1956, en revenant à “l’indépendance dans l’interdépendance”, on ne faisait que réinstaurer le régime de Lyautey, qui, depuis, d’une certaine manière, continue de “hanter” la politique marocaine, son style hyper-conservateur et ultra-occidentalisé, ses choix schizophréniques de surdéveloppement et de misère, et ses dualismes permanents.