La scène est devenue banale, au point que l’on oublie son côté loufoque : l’élite marocaine, aussi bien privée que publique, use des signes symboliques traditionnels avec une grande aisance. Chefs d’entreprise en djellaba, directrices d’offices publics en caftan, rencontres diplomatiques en tarbouche rouge, “selham” par-ci et “seroual kandrissi” par-là, l’appartenance à la technostructure marocaine passe, aussi, par l’usage du patrimoine traditionnel. La scène est loufoque car elle est aujourd’hui rare dans le monde. La modernisation des structures de pouvoir dans les pays périphériques à l’Occident est passée par l’abandon volontariste ou mécanique des habits, rites et symboles nationaux, passés du statut de tradition implicite à celui de folklore légèrement saugrenu. Au Maroc, cette renonciation à la tradition ne s’est pas faite pour des raisons que j’ai déjà évoquées à plusieurs reprises : néo-conservatisme pour s’opposer au modernisme autoritaire républicain, choix des élites traditionnelles contre les nouvelles classes moyennes, etc. Mais une autre dimension est à prendre en compte.
Un pouvoir, quel que soit son présupposé idéologique, fait le plus souvent avec ce qu’il a sous la main. Au Maroc, les élites modernisées et modernistes par principe n’ont jamais été nombreuses. Par pragmatisme, il a fallu puiser dans des élites dont les attaches avec le conservatisme culturel étaient solides. Officiers, banquiers, ingénieurs, commis de l’Etat, entrepreneurs, quel que soit le domaine, les têtes pensantes et agissantes du Maroc nouvellement indépendant furent tirées de milieux étroits. Lors du tournant néo-traditionaliste sous Hassan II, dans les années 1970, elles n’eurent aucun mal à se couler dans ce nouveau moule. L’historien François Bluche appelle “technocratie en dentelle” cette élite au pouvoir dans les pays “nouveaux” comme la Russie ou la Prusse, au XVIIIe siècle. Souhaitant moderniser leurs pays, mais ne disposant pas d’une bourgeoisie autonome, comme la France ou l’Angleterre, les souverains russe et allemand, Catherine II et Frédéric II, durent puiser dans leur aristocratie et la mobiliser au service de nouveaux objectifs, pour lesquels elle n’avait pas été formée. Au lieu d’avoir des médecins, des agronomes, des industriels, ils eurent des ducs médecins, des comtes agronomes, des barons industriels, avec les résultats qu’on devine : cette bourgeoisie, qui n’en était pas vraiment une, très liée au pouvoir, et sentimentalement attachée à la tradition, ne put conduire la modernisation mentale, qu’elle laissa aux groupes révolutionnaires, qu’ils soient de droite ou de gauche, fascistes ou bolcheviques.
Par bien des aspects, la technostructure marocaine, dont le pays, à juste titre, est fier, ressemble à cette “technocratie en dentelle”. La bourgeoisie marocaine n’est que superficiellement libérale et modernisatrice. Son attachement à la libre-entreprise, à l’égalité des chances, au marché ouvert ou à la politique concurrentielle, reste très artificiel. Proche existentiellement du Palais, grandie dans l’idéologie traditionaliste, dont elle continue d’honorer les usages, on ne doit pas s’étonner qu’elle ne joue pas le rôle d’un vrai moteur d’opposition politique et de croissance économique, plutôt celui de wagons tirés par la locomotive royale. Cela peut être une autre manière de définir l’enjeu démocratique au Maroc : ajouter à cette “technocratie en caftan” une “bourgeoisie en veste”, de selfmade-men et d’élus de la base.