A quelques kilomètres d’une ville mondialement connue pour ses festivals, il y a eu des morts pour de l’huile et de la farine. En 2017, au Maroc, la bienfaisance privée continue de jouer un rôle décisif dans la vie de millions de gens, comme les Dames patronnesses du XIXe siècle ou nos zaouïas du Moyen-âge. Et ce n’est pas une observation neutre. La deuxième moitié du XXe siècle a été celle de l’Etat providence : pas seulement en Europe, où cette histoire est bien connue, avec la montée parallèle des classes moyennes et de la sécurité sociale généralisée. L’Etat-providence a eu des avatars égyptien et syrien, indien et chinois, cubain et tanzanien… Chaque pays, avec les moyens du bord, a pensé à une sécurité biologique (santé et alimentation) égale et universelle. Tous les pays nouvellement indépendants ont tenté d’atteindre l’idéal du bol de riz pour tous, et du vaccin qui l’accompagne. Tous, sauf le Maroc et quelques rares autres.
Pourquoi l’idéal de l’Etat-providence, qui remplace la charité privée par la redistribution publique, ne s’est pas implanté au Maroc ? Pour une raison simple, symétrique : pour qu’il y ait Etatprovidence dans les pays du Sud, il fallait qu’il y ait Parti-Etat. En Syrie, en Chine, en URSS, en Algérie… les aides publiques étaient distribuées par une bureaucratie politique, jacobine et centralisatrice. Les coupons alimentaires, la couverture médicale, l’école gratuite et obligatoire étaient autant de moyens de contrôler et de politiser la population. Au Maroc, cet instrument n’a pas existé, ou plutôt, les candidats au parti unique développementaliste, l’Istiqlal puis l’UNFP, ont échoué à se constituer en Parti-Etat monopolisateur du champ politique. Et avec cet échec vint aussi cette lacune marocaine : il n’y avait pas, hormis les caisses de compensation, d’aide publique citoyenne, c’est-à-dire anonyme et universelle.
Le drame de Sidi Boulaalam, c’est le drame de l’évergétisme privé, tel qu’il existait au Moyen-âge, avec ses foules de pauvres et ses riches donateurs, et tout le clientélisme malsain qui se développe autour de ce genre de relations. Or, peut-on, à la veille de cette émergence socio-économique qu’on promet (ou qu’on souhaite) au pays, continuer à suppléer l’absence de structures étatiques de lutte contre les inégalités économiques par de la charité sauvage ? Les fondations, les associations, les initiatives privées, même si elles se régulent (et on dit qu’un projet de loi est en cours), restent “personnelles” et avilissent le bénéficiaire lorsqu’il s’agit de pauvreté. Sponsoriser l’art ou l’innovation, le Maroc possède des structures pour ce genre de philanthropie. Or, la pauvreté matérielle n’est justement pas de l’ordre de la philanthropie. Tant qu’on mourra au Maroc dans des bousculades pour un sac de farine qu’un bienheureux octroie “pour Dieu”, le lien politique restera perturbé. L’inégalité socioéconomique est devenue, depuis deux siècles, une affaire politique. La laisser entre les mains du privé, c’est laisser pourrir un terreau explosif. La providence sans l’Etat est un monstre. Elle mine les fondements de la collectivité en sapant les notions d’égalité et de lien. Le Maroc doit réfléchir à une égalité socioéconomique régulée et anonyme, donc digne. Une agence de régulation qui recueillerait les aides en concertation avec les institutions religieuses, les associations locales et les initiatives individuelles, avant de les redistribuer anonymement, peut être un début de solution.