En ce moment, tu doutes. Tu manques d’entrain. La nuit tombe trop vite. La pluie ne vient pas. Le réchauffement climatique serait-il plus fort que les prières rogatoires ? Et pourtant tu as froid. Tu trouves les murs froids, la vie froide. Ce ne sont pas encore les fêtes mais l’ambiance est déjà légèrement sinistre. Les euphories récentes semblent être retombées. Tout le monde attend la fin de l’année en espérant que la suivante soit meilleure. Comme tous les ans. Alors, toi, en ce moment, tu traverses la vie en lunettes de soleil et écharpe en cachemire. Toi aussi, tu as l’air sinistre. Tu es dans l’air du temps finalement. Agrippée à ton iPhone, tu attends la moindre nouvelle ou le moindre message qui pourraient te faire frémir. Un mail attire ton attention, un mail de news en ligne qui aurait pu ressembler à tellement d’autres, ceux dont tu ne lis que les titres et que tu jettes à la corbeille. Mais là, ton sang se glace.
Le titre est d’une violence rare : « Au moins quinze personnes mortes dans une bousculade pendant une distribution de produits alimentaires« . Tu te demandes comment ce drame a pu arriver. Les images que tu imagines sont horribles et sans doute bien en-deçà de ce qui a dû se passer. Au moins quinze femmes mortes bousculées, étouffées et piétinées. Comment une action humanitaire a pu se transformer en un tel cauchemar ? Juste parce que les femmes qui allaient récupérer ces paniers et ces sacs de farine avaient faim. C’est tragique. C’est triste. C’est révoltant. Comment on a pu en arriver là ? Ou plutôt, comment on a pu avancer sans voir ça ? Comment on a pu à ce point né- gliger l’essentiel, la base ? Tu les revois, ces beaux titres de journaux pompeux dont chacun se gargarise. C’est vrai qu’il est beau, le plus beau pays du monde. Ils sont beaux, tous ses grands projets structurants. Elle était bien jolie la COP22, il sera bien beau le grand théâtre, elle est belle la place du pays à l’international, mais, au final, tout ça, ça sert à quoi ? Des gens crèvent de faim et en meurent. Tu revois le visage ridé et sublime de ta grand-mère, sereine : « Ce qui est magnifique ici, c’est que personne ne meurt de faim ». Tu as envie de pleurer. Même ça, ce n’est plus vrai. Au Maroc, en 2017, on fabrique des satellites et on ne meurt peut- être pas de faim, mais par faim. On meurt parce qu’on a faim. Tu n’arrives pas à t’expliquer ce drame, tu te dis que c’est la pire des tragédies.
Tu as l’impression qu’on aura beau faire rouler des trains encore plus vite, fabriquer des fusées, ou même gagner la Coupe du Monde, on continuera de patauger. Bien évidemment que tu n’y connais pas grand-chose en analyses socio-économiques, mais il se trouve qu’un jour, tu as lu un texte de Victor Hugo et que ses mots résonnent tristement dans ta tête aujourd’hui. Alors, à défaut de pouvoir changer quoi que ce soit, tu aimerais bien que les hauts responsables les lisent, ces mots pleins de bon sens : « Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! ». Même toi, qui vis bien, enfermée dans ton petit monde enchanté, tu sens bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Et maintenant, où on va ? Ce pays, tu ne sais pas. Mais toi, en tout cas, tu ne vas nulle part. Tu devais rejoindre Zee pour aller boire un verre dans un endroit qui vient d’ouvrir. Tu envoies un texto, tu annules. Tu n’as le cœur à rien.