Comprendre les perturbations géopolitiques actuelles au Proche-Orient, particulièrement la crise libanosaoudienne, s’apparente à de la plomberie. Ce dont il s’agit entre Riyad et Téhéran, c’est d’un jeu de tuyauteries, où c’est à celui qui relierait le plus de tubes, ou à celui qui bloquerait le plus tôt ceux de l’autre. Il existe depuis un demi-siècle, dans le jeu diplomatique du Proche-Orient, deux couples à problème : le syro-libanais et l’irako-iranien. Le grand changement actuel, qui risque de devenir dévastateur pour l’Arabie Saoudite et ses alliés occidentaux, c’est que Téhéran est en passe d’en faire un seul problème, et de le résoudre à son profit. Rapide retour en arrière : en 2003, en écrasant le régime de Saddam Hussein, les Américains jouent le rôle de l’ironie hégélienne de l’Histoire. Ils pavent la voie à leurs ennemis iraniens. De guerres civiles en nettoyages confessionnels, Téhéran finit par mettre la main sur la Mésopotamie. Un axe Téhéran-Bagdad s’est constitué sous le nez et à la barbe des Américains, c’est le segment “Teb”, Téhéran-Bagdad, sur lequel on reviendra.
Etrangement, les Américains se sont comportés, à grande échelle, comme les Israéliens au Liban dans les années 1980. En détruisant la présence de l’OLP au pays du cèdre, Israël libère la voie à son pire ennemi régional, la Syrie, qui devient le maître du pays. Un axe Damas Beyrouth, un segment “Dab”, longtemps rêvé par les mouvements grand-syriens, se crée à travers la guerre d’agression israélienne… Ce segment aurait pu se rompre après 2005 et le retrait syrien du Liban. Mais c’était sans compter sur un autre acteur, non étatique, le Hezbollah. Le parti chiite libanais va jouer un rôle visionnaire : en maintenant de solides liens avec la Syrie, en s’imposant à sa suite dans le pays, et surtout en entretenant ses liens historiques avec Téhéran, il impose une empreinte supranationale, confessionnelle, sur la géopolitique nouvelle de la région.
Il a fallu ensuite la guerre civile en Syrie pour que toutes les potentialités de cette nouvelle donne se déploient : désormais, les deux segments, le Teb, directement contrôlé par Téhéran, et le Dab, sous la supervision de Damas et du Hezbollah, sont en passe d’être reliés. Une autoroute géopolitique nouvelle se dessine : Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth, la Teb-Dab, la route de l’encens de demain, telle que la rêvent les Iraniens, se construit sous nos yeux. Avec des capitaux chinois et de la technologie militaire russe, sous contrôle politique iranien, un axe irano-chiite inédit depuis mille ans renaît au cœur d’un Moyen-Orient longtemps turco-arabo-sunnite. On comprend mieux, du coup, le désarroi saoudien. Le royaume wahhabite a perdu l’Irak, presque définitivement, après l’échec des insurrections tribales sunnites. Il est en passe de perdre la Syrie, après l’échec des divers fronts d’opposition, dont l’ambigu Daech. La marée iranienne ne cesse de monter, de se rapprocher de la Méditerranée. Elle a englouti l’Irak, bientôt la Syrie… Il ne reste désormais, comme dernier bastion, que le Liban. Le durcissement actuel a, aux yeux de Riyad, un rôle existentiel : si le Liban tombe, il n’y a plus rien désormais pour arrêter Téhéran sur cette route-là. On imagine que le même calcul est fait en ce moment par Tel-Aviv. Ou que, après Daech, d’autres avatars de la résistance arabo-sunnite vont bientôt voir le jour, face à l’avancée de l’autoroute Teb-Dab.