Chaque année, à l’approche du 29 octobre, bannières noires et mouchoirs de poche sont sortis et repassés à neuf. Fidèles anciens et jeunes novices se préparent à la grande douleur, à la communion des souffrances dans le deuil impossible. Le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka le grand, le génie que le Maroc ne méritait pas, disparaissait à Paris. Depuis, les années passent et se ressemblent : a-t-il été tué ? Tout de suite ou après d’innommables souffrances ? Et son corps ? Dissous, enterré, incinéré, ou découpé en fines lamelles ? Chaque année, depuis la grande disparition, livres et films, émissions spéciales et investigations inédites essayent de lever le voile sur le grand mystère. Voilà encore une autre singularité marocaine, qui navigue entre le drame et la bouffonnerie : dans un siècle où les victimes de la politique se comptent par dizaines de millions, le royaume enchanté se lamente, annuellement, sur la disparition d’un homme.
Longtemps j’ai porté cette manie marocaine sur notre cryptochiisme. Mehdi Ben Barka est notre imam occulté. Disparu un 29 octobre, il reviendra un jour, sans doute, nous éclairer de ses lumières. En attendant, nous devons pleurer, peut-être même pour les plus zélés, se flageller, pour hâter son retour. D’ailleurs, à Paris, un vrai chemin de croix a été fléché pour les plus ravis : des petites plaquettes signalent les dernières étapes avant la grande disparition. Ici, le Mahdi a fumé sa dernière cigarette, là il a fait sa pause-pipi, et là-bas on l’a vu pour la dernière fois. Chaque pays a la Jeanne d’Arc ou le Douzième Imam qu’il mérite, la nôtre de Jeanne d’Arc est donc ce brave Ben Barka, un professeur de mathématiques un peu agité, qui pensait de bonne foi que la Chine maoïste était l’avenir de l’humanité. Mais un autre aspect de ce mystère doit être pris en compte. Plus les camarades de Ben Barka s’embourgeoisaient, plus le socialisme marocain se “makhzénisait”, et plus le culte rendu au disparu prenait une tournure nouvelle. Pleurer le Grand Eclipsé soulageait la conscience de toutes ces trahisons. Plus les camarades avaient de postes à pourvoir et de villas à piscine, plus ils sanglotaient au souvenir de l’Imam disparu. Ainsi finit le socialisme, comme toute religion messianique : en clergé prêchant les austérités et vivant dans les richesses.
Mais peut-être le lecteur me dirait-il : en quoi cela nous concerne-t-il ? Ce socialisme mort, cet Imam du samedi soir postcolonial, ces simagrées pseudo-religieuses de vétérans de la révolution ? Cela nous concerne en une chose, une seule : lorsqu’on pense aux projets de reformatage de la paysannerie, d’industries industrialisantes, et autres programmes lumineux qui ont transformé la Corée du Nord en poubelle atomique et la Syrie en enfer, on se dit que le Maroc l’a échappé belle. L’analphabétisme, la santé publique et les conditions économiques sont déplorables, mais les projets hystériques des années 1960 n’auraient fait que déraciner le peu de valable pour plonger le reste dans la folie. Et sans pétrole pour recouvrir les ruines socialisantes d’un peu de faux-semblants, comme en Algérie, le Maroc avec Ben Barka et ses copains aurait probablement ressemblé à quelque chose comme une Syrie sans même l’intelligence froide d’Assad. Ainsi va la religion, et le socialisme internationaliste en fut une, éphémère mais plus meurtrière encore que les autres. Ce 29 octobre, pleurons encore une fois l’occultation du Mahdi B.B., mort trop tôt pour faire du mal.