Zee t’appelle. Tu dois aller la rejoindre. Sa cousine a perdu son père, il faut y aller. Tu laisses en plan tout ce que tu étais en train de faire et vas chercher Zee. La mort arrête le cours de la vie des autres. Alors tu vas chercher Zee à son boulot. Elle est en larmes. “C’était tellement inattendu”, “C’est fou le nombre de crises cardiaques ces derniers temps”, “Et vachement de jeunes”, “Faut faire gaffe”… Mais comme elle n’a aucune idée de comment faire gaffe, elle allume une clope. Elle essuie ses larmes et t’indique par où passer. Il faut aller récupérer une jellaba, envoyer un chauffeur à l’aéroport. La mort impose aux vivants de s’organiser. Son téléphone n’arrête pas de sonner. Il y a plein de trucs à gérer. Après votre circuit logistique, vous finissez par arriver à la maison du défunt.
Les cousines de Zee sont assises, entourant leur mère habillée de blanc. Elles pleurent en silence. Zee les prend dans ses bras. “Tu te rends compte, il s’est allongé pour la sieste et il est parti. On ne s’en est presque pas rendu compte.” Des prières se font entendre. Pour l’instant, c’est un CD. La mère de Zee est hystérique, son père complètement à l’ouest et sa tante lui demande de lui trouver un billet d’avion sur Internet. Tout le monde se mobilise. C’est assez émouvant de voir à quel point la sacralité de la mort est respectée dans le sud de la Méditerranée. Tu préviens tes parents, appelles ton frère pour qu’il gère les histoires de chauffeurs. Le cousin religieux — il y a en a toujours un — sort de la chambre du défunt. Il s’est occupé de laver le corps, de faire les prières et tout ce qui va avec. Ça aussi c’est épatant, il y a toujours un cousin ou un oncle qui, en plus de parfaitement maîtriser les rituels mortuaires, a sous la main tous les accessoires nécessaires. C’est d’ailleurs lui qui va gérer les tolba, le cimetière, le traiteur, les sadaqa et autres contingences. Le salon se remplit. Tout le monde a sorti sa tête d’enterrement. Et là, une bande de huit hommes arrive. Tu ne les as jamais vus. Pourtant tu connais la famille de Zee. Tu te retournes vers elle. Elle écarquille les yeux. Elle ne voit pas du tout qui sont ces gens. La tante de Zee a l’air encore plus triste qu’elle ne l’était. Elle voit très bien qui sont ces gens. Et surtout ce qu’ils viennent faire.
Le défunt n’avait pas de fils. Ils viennent prendre la place qu’ils s’imaginent être la leur et que la loi injuste leur accorde. En gros, ce frère pas vu depuis dix-sept ans et ce vague cousin jamais revu depuis la puberté sont plus légitimes que les trois filles et la veuve du défunt. Pourquoi ? Parce qu’ils sont de sexe masculin. C’est aberrant, mais bizarrement tout le monde trouve ça normal. C’est écrit. Alors c’est immuable par principe. Tu connais bien ce genre de spécimen. Tu as un cousin qui adore exhiber son chapelet. Il dit qu’il aurait adoré vivre au temps du Prophète, que c’était forcément mieux, forcé- ment plus juste. Mais en attendant, tu n’es pas sûre qu’il puisse survivre sans son iPhone et tout son kit de mec apparemment moderne et fondamentalement hypocrite. Les tolba arrivent. Leurs voix sont sublimes. Les cousines de Zee sanglotent. Elles ont perdu leur papa. Elles ne réalisent pas encore qu’elles perdront même ce qu’il leur a laissé. Tes yeux se remplissent de larmes. Dieu est grand, miséricordieux, lumineux. Il est forcément moins étriqué que le machisme et l’avidité des hommes.