Tu reprends doucement le boulot et le quotidien. Tu es encore dans un rythme de vacances. Tu vas à la plage le week-end, continues de prendre tes gélules d’Oenobiol, planifies des apé- ros en terrasse et n’as toujours pas fini ton spray d’Anthelios. A te regarder évoluer, on pourrait croire que l’été est loin d’être fini, et les vacances encore moins. Et pourtant, on est bientôt en automne et tu as bel et bien fait ta rentrée. Cette reprise est comme le reste du calendrier ici, très en douceur. On n’est jamais vraiment dans le jus. Dans le plus beau pays du monde, la vie est tellement douce qu’il est très rare de crouler sous le travail. Ce n’est jamais une très grosse période de stress. Rien ne se passe jamais vraiment en flux tendu. C’est toujours très à la cool que les choses se font. C’est agréable. Tu ne vas pas t’en plaindre. Tu es une glandeuse.
Mais c’est tout de même fou le nombre de bonnes raisons que l’on trouve pour en foutre le moins possible. Il y a eu le ramadan, après l’Aïd, ensuite il y a eu l’été — se rapprochant ici bien plus du calendrier scolaire que du concept saisonnier —, puis de nouveau il y a eu l’Aïd. Et l’Aïd El Kébir a tout de même ce pouvoir hallucinant d’arrêter toute activité et de faire perdre toute notion de bon sens à pas mal d’entre nous. Depuis à peu près la première semaine d’août, à chaque fois que tu évoquais un sujet un tant soit peu lié au travail avec quelqu’un, la réponse était exactement la même : “On en reparle après l’Aïd”. Et tout le monde a l’air de trouver ça logique. Toi, tu avais très envie de dire à ton interlocuteur : “Mec, c’est dans un mois l’Aïd, tu comptes faire quoi pendant un mois ? Faire des lectures à voix haute du Dernier jour d’un condamné à ton mouton, lui donner des cours de yoga pré mortem, aiguiser ton couteau ?” Tu as vraiment du mal à comprendre qu’on puisse mettre toute activité en veille pendant un mois sous prétexte qu’on attend un évènement. Surtout quand ledit évènement intervient très peu de temps après le mois sacré durant lequel, pour certains, c’est quasiment un péché de travailler. Tu ne remets absolument pas en question la sacralité du mois, les bienfaits du jeûne ou la qualité des prêches, mais il y a quand même des trucs que tu ne comprends pas et qui te paraissent assez délirants. Et ces dernières semaines, les affiches pour des crédits pour financer l’achat d’un mouton te paraissent assez représentatives de l’état délirant vers lequel nous tendons le plus calmement du monde.
S’endetter pour acheter un mouton, tu as beau tourner le truc dans tous les sens, ça te paraît être un non-sens. Et sans vouloir prétendre comprendre quoi que ce soit, tu es quasiment convaincue qu’on est assez loin des grands principes de la religion. Prendre un crédit pour acheter un mouton ! Mais ça n’a pas l’air de poser de soucis de cohérence à qui que ce soit. Toi, tu trouves ça aussi hallucinant qu’un gars malade qui se ferait injecter des stéroïdes pour pouvoir jeûner pendant le ramadan. Appliquer la religion c’est bien, la comprendre ça te semblerait quand même vachement mieux. Ici, tu trouves que ça ressemble de plus en plus à fausse morale, surconsommation et bonne excuse pour ne pas bosser. D’ailleurs, là, tu es déjà en train de planifier ton week-end prolongé pour le 1er moharram. Et puis après il y aura de nouveau un jour férié, la Coupe du Monde, un festival de musiques du vent, le Clasico, les soldes… Bref, il y a toujours forcément quelque chose qui passe avant le boulot.