Abdelouahed El Jai: "La banque centrale a perdu de sa crédibilité"

Economiste, vice-président du Centre d’études Aziz Belal, Abdelouahed El Jai revient dans cet entretien sur le report sine die de la réforme du régime de change, qu’il qualifie de "débâcle institutionnelle".

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Abdelouahed El Jai. Crédit : Tniouni /Telquel

Par Najat Lasri 

Quelques semaines après l’interruption brutale du processus de flexibilisation du taux de change, beaucoup d’interrogations persistent quant aux circonstances ayant motivé cette décision. Abdelouahed El Jai, ancien directeur à Bank Al- Maghrib (BAM), a une trentaine d’années de maison derrière lui. Il reconstitue le fil des évènements et explique pourquoi une telle issue était prévisible. La liste des ratages est longue : un Exécutif qui s’est complètement défaussé de sa responsabilité, une banque centrale qui pensait arriver en territoire conquis, des opérateurs que l’on s’est juste embarrassé de noyer dans des explications techniques, une opinion publique complètement oubliée… Chronique d’une débâcle dont on n’a pas fini de tirer toutes les leçons.

TelQuel: Comment évaluez-vous la manière dont a été gérée la réforme du régime de change ?

Abdelouahed el Jai: Il y a lieu de parler d’une débâcle institutionnelle. Le processus effectif de préparation au passage à la flexibilité a été mis en branle par les services de Bank Al-Maghrib au printemps 2016, en concertation avec l’Office des changes et la direction du Trésor. Une campagne de communication et de vulgarisation a été menée auprès des différents acteurs et opérateurs concernés : banques, entreprises… Mais à aucun moment, le gouvernement ne s’est prononcé sur le sujet. Certes, cette période a coïncidé avec le début de la campagne électorale pour les législatives et par la suite une longue vacance gouvernementale. Mais même avec la nomination d’un nouveau Chef de gouvernement au printemps 2017, aucune position officielle sur la question de la flexibilisation du dirham ne semblait se dégager. La présentation du programme gouvernemental aurait été l’occasion à saisir pour y insérer un chapitre relatif au régime de change. Mais aucune mention d’une telle réforme n’y figurait. Pourtant, le ministre des Finances du gouvernement sortant est resté à son poste durant la période de vacance et a été reconduit dans la nouvelle équipe. Comment expliquer cette omission ? De son côté, le wali de BAM a maintenu sa position de leader tout en impliquant le ministre pour la forme : les deux responsables devaient tenir une conférence de presse pour officialiser l’entrée en vigueur de la réforme. Au mépris de la loi, le Conseil de gouvernement devait être seulement « informé » la veille pour obtenir son adhésion. Le Chef du gouvernement s’est vraisemblablement rendu compte au dernier moment du passage en force exercé par la banque centrale et a fini par arrêter le processus et en reporter sine die l’adoption.

Comment les choses auraient-elles dû se passer et qui était supposé faire quoi au juste ?

Légalement, les décisions se rapportant au régime de change sont du ressort du pouvoir politique, comme l’énonce l’article 8 du statut en vigueur de Bank Al-Maghrib. Le gouvernement fait donc bien de reprendre la main sur la décision en matière de régime de change en insistant sur le caractère non urgent d’une telle réforme et la nécessité de mener des études d’impact. La banque centrale quant à elle est responsable du volet opérationnel qui reste, à vrai dire, limité à l’heure actuelle. En effet, la méthode de cotation en vigueur au Maroc est passive et ne laisse aucune possibilité à la banque centrale d’influer sur le taux de change. En fait, elle se contente tout simplement, comme le lui dicte son statut, de calculer et publier chaque jour le cours des devises en utilisant la formule de cotation.
Ce n’est qu’après la réforme que Bank Al-Maghrib sera appelée à jouer un rôle plus actif de conduite d’une politique de change au moyen d’outils techniques mis à sa disposition. Et ce n’est que récemment que le gouvernement s’est décidé à préparer le terrain à cette transformation, en remettant à l’ordre du jour un ancien projet de loi pour réviser le statut de la banque centrale (adopté en Conseil de gouvernement le 13 juillet dernier) qui lui confie explicitement la conduite de la politique du taux de change.

Tout est donc en train de rentrer dans l’ordre…

Oui, à ceci près que Bank Al-Maghrib ne sort pas indemne de cet épisode. A côté du gouvernement, les banques ont également compliqué les choses en prenant des positions de change importantes suite à l’achat massif de devises auprès de la banque centrale au cours des mois de mai et juin 2017, totalisant une quarantaine de milliards de dirhams. Le wali, furieux, a qualifié ce comportement de trahison et de manque d’éthique, promettant des sanctions à la hauteur du délit. Mais ce qu’il faut surtout retenir de tout cela, et ce qui est finalement le plus regrettable, c’est que la banque centrale n’est pas parvenue à convaincre ses partenaires les plus proches. Sa crédibilité a été battue en brèche et c’est grave pour la suite. En effet, la flexibilité du dirham est supposée introduire un nouveau cadre pour la politique monétaire où Bank Al-Maghrib va commencer à annoncer une cible d’inflation. Cette nouvelle manière de faire nécessite une relation de confiance entre la banque centrale et les opérateurs pour que les anticipations d’inflation et de change se fassent dans la sérénité.

Cela peut-il aller jusqu’à faire tomber la réforme à l’eau ?

La réforme se fera bien, ne serait-ce que parce que le Fonds Monétaire International (FMI) continue de soutenir le projet. Se servant de sa position d’expert et fort de la reconduction récente de la ligne de précaution et de liquidité en faveur du Maroc, l’intervention du FMI risque fort d’infléchir la position du gouvernement, ce qui est déjà en train de s’opérer avec la remise à l’ordre du jour de la révision du statut de Bank Al-Maghrib. Au final, bien que n’ayant fait l’objet d’aucune demande de la part des acteurs économiques ni des représentants politiques, le régime flexible finira par être adopté, car ce que les tenants du libéralisme international souhaitent sera tôt ou tard décidé par les autorités. L’enjeu véritable réside en fait dans l’obtention de cet aval si précieux pour accéder au marché financier international. Peu importe que l’adhésion du peuple soit acquise ou non.

Estimez-vous qu’on n’a pas suffisamment impliqué l’opinion publique ?

On juge, à tort ou à raison, le régime de change comme étant un sujet trop technique, ce qui conduit à penser que la banque centrale serait la seule à même de conduire une réforme en la matière. Agissant en solitaire, celle-ci s’est surtout attardée à expliquer le côté opérationnel tout en considérant tous les acteurs comme acquis à la cause. Or, la réforme est loin de se limiter à sa dimension technique puisque le taux de change revêt une importance cruciale pour l’ensemble des acteurs de l’économie (Etat, entreprises, consommateurs, épargnants, investisseurs, banques) et se trouve en relation intime avec toutes les variables économiques, en particulier le taux d’intérêt et le taux  d’inflation. Un débat national mettant à contribution l’ensemble des forces vives devait se tenir avant de prendre toute décision dans ce domaine.

Que faut-il penser de cette réforme dans le fond ?

Sur un plan purement théorique, le passage à un régime flexible est défendable. Est-ce que le Maroc est prêt à s’engager sur cette voie en l’état actuel des choses ? C’est une autre question. Les conditions d’un basculement vers un régime flexible ont été précisées par le wali de la banque centrale à plusieurs occasions : des équilibres macroéconomiques maîtrisés de façon permanente, un niveau suffisant des réserves de change, un secteur bancaire solide et des opérateurs bien préparés en matière de gestion des risques de change. Aujourd’hui, ces conditions sont présentées comme acquises. Mais si l’on observe ces éléments de plus près, il ressort que la croissance est encore très volatile et étroitement dépendante de l’agriculture. C’était d’ailleurs l’analyse du wali il y a un an.

Comment peut-on changer d’avis en si peu de temps, surtout que l’évolution du taux de croissance subit une fluctuation très importante sur la période récente 2015-2017 ? Le budget de l’Etat se caractérise par une situation très fragile. Le déficit affichait, il y a trois ans, un niveau dépassant 7% du PIB. La réduction n’est due qu’à la décompensation des carburants et à des dons reçus des pays du Golfe. Pour leur part, les réserves de change sont soumises à des variations rapides et imprévisibles. A ce sujet, le wali avait prévu en avril 2016 un niveau de plus de 8 mois d’importations pour 2017, alors que nous sommes à peine à 6 mois et resterons à ce niveau durant les deux prochaines années, selon les estimations de Bank Al-Maghrib. Quant au secteur bancaire, s’il est effectivement robuste pour ce qui est de ses indicateurs de rentabilité, la solidité dont a besoin une politique de change flexible et, de manière générale, une politique monétaire et financière efficace, c’est celle qui permettrait un financement correct de l’économie et une transmission des signaux exprimés par la banque centrale. Or, à en juger par les nombreuses fois où le wali a été obligé de rappeler à l’ordre les responsables de banques pour qu’ils jouent leur rôle de courroie de transmission, le système bancaire marocain est loin du niveau souhaité. Et ce n’est pas le cafouillage de ces derniers mois au sujet des opérations massives d’achat de devises qui va en améliorer l’image. Quant à la préparation des opérateurs et à la communication accompagnant la mise en place de la transition, les résultats obtenus après plus d’une année montrent l’inefficacité de ces démarches.

Les dates clés

1951 : Voit le jour à Fès

1974 : Diplôme d’économie à l’université Mohammed V de Rabat

1979: Diplôme du cycle supérieur de l’Institut National de Statistique et d’Économie Appliquée (INSEA)

1988: Membre fondateur du Centre d’Études et de Recherches Abdelaziz Belal (CERAB)

1997: Diplôme d’ingénieur d’Etat Statisticien Économiste de l’INSEA

1975- 2006 : Responsable à Bank Al-Maghrib au sein de diverses directions:
monnaie et crédit, supervision bancaire, études et relations internationales…

2007: Enseignant vacataire à la faculté de droit Rabat- Agdal et dans des
institutions d’enseignement supérieur privé

Depuis 2012 : Vice- président[/encadre]

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