David Ben Gourion disait, semble-t-il, qu’il voulait faire d’Israël « un Etat normal, avec ses putes et ses assassins« . L’importance de cette formule va bien au-delà de son incongruité. Sans doute l’a-t-il prononcée au cours d’une discussion où l’un des interlocuteurs lui a reproché les imperfections du nouvel Etat, ou les défauts de ses citoyens, ou l’amoralité de son espace public. Ces paroles sont donc une mise au point, destinées à ceux qui semblaient croire qu’Israël était destiné à persister dans l’utopie, avec son radicalisme et son exception au quotidien.
David Ben Gourion leur dit en substance qu’un Etat mature est un Etat « normal », et que la normalité suppose la reconnaissance, par le politique, de la nature de l’être humain et du genre de société qu’il instaure avec ses semblables. La criminalité, la prostitution, mais aussi la corruption ou les incivilités, sont des maux à combattre. Mais leur éradication est non seulement impossible, elle mènerait à des maux plus grands.
Cette pensée courageuse et inconfortable fut formulée en plein XXème siècle, la grande époque des éradicateurs. Que voulaient Staline et Mao, sinon l’éradication du crime, de la pauvreté et de la prostitution ? En un sens ils y ont réussi, en instaurant des prisons à échelle continentale. La « grande politique » telle que l’a pensée la modernité après la Révolution française, c’est essentiellement la lutte contre la normalité.
Robespierre ne voulait pas « un Etat normal, avec ses putes et ses assassins », mais le règne de la Vertu, érigée en divinité politique. Le prix de cet idéalisme se paie dès le début, à coups de milliers de têtes coupées. Il n’est pas évident pour un mouvement ou un homme politique d’annoncer ainsi que son souhait est d’instaurer, ou de défendre la « normalité« , avec « ses putes et ses assassins« .
Non pas défendre le crime ou le faire prospérer, le combattre au contraire, mais comme un médecin combat la maladie, sachant bien que la réalité se présente sous forme de multiples maladies sans cesse renouvelées et que, pour ceux qui souhaitent la fin de « la » maladie, la seule cure ultime est la mort. Ou un peu comme les économistes réalistes savent qu’un chômage à taux zéro n’existe nulle part, sauf dans des non-économies administrées où tout le monde « travaille » parce qu’il n’y a de travail pour personne.
En 1947-1948, de l’autre côté du Moyen-Orient asiatique, en même temps qu’Israël, était créé le Pakistan, le « pays des purs ». Des décombres de l’empire britannique, se sont créés deux Etats artificiels, l’un, Israël, visant la « normalité » avec ses maux incompressibles, l’autre, le Pakistan, affichant jusque dans son nom sa volonté de « pureté ». Soixante-dix ans plus tard, la comparaison entre le pays « normal, avec ses putes et ses assassins », et le « pays des purs », dresse un constat sans appel.
Mais n’accablons pas trop vite le seul pays des purs. Les Arabes n’ont cessé de se donner aux purs et aux purificateurs. Nasser ou Saddam Hussein sont des Pakistanais à leur manière. Ils expriment le Pakistanais en nous, l’appel de la pureté politique en nous. Bien avant le wahhabisme ou Daech, les nationalistes arabes eux-mêmes, malgré tout leur sécularisme affiché, furent des purificateurs qui voulurent construire, sur Terre, le royaume de la pureté. Si la sécularisation a un sens, c’est bien celui-là : renoncer, en politique, à la pureté. Accepter la réalité de la collectivité, avec sa grisaille, « ses putes et ses assassins ».