Dans une salle de la Faculté des sciences et techniques de Fès, une assistance imposante boit les paroles de Zaghloul Ennajar. Décrit comme une « sommité » dans le monde musulman, ce professeur de géologie égyptien fait le tour des universités au Maroc pour exposer les miracles scientifiques du Coran. « Il n’existe pas une seule découverte scientifique qui n’ait pas de trace dans le Coran », pose-t-il comme postulat, lors de cette conférence organisée le 14 avril.
Vieux de quatorze siècles, le Coran devient entre ses mains un livre de physique, de chimie, de biologie, de géologie, d’astronomie, de médecine… Zaghloul Ennajar est l’un des plus célèbres porte-voix d’al îjaz al îlmi (les miracles scientifiques), l’adaptation musulmane du concordisme chrétien, une exégèse religieuse tendant à faire concorder les textes de la Bible et les connaissances scientifiques. Du haut de ses 85 ans, Zaghloul applique cette recette au Coran depuis des décennies.
Comme d’autres concordistes, il affirme que le Coran a parlé des trous noirs qui ne seront découverts qu’au 20e siècle. Et comme eux, il en veut pour preuve la sourate d’Attakwir : « Je jure par les astres qui disparaissent, courent et nettoient ! Par la nuit quand elle survient ! Et par l’aube quand elle exhale son souffle ! Ceci [le Coran] est la parole d’un noble Messager ».
C’est une déformation de la sourate, selon la physicienne tunisienne Faouzia Farida Charfi, qui donne la traduction reconnue dans son ouvrage La Science voilée : « J’en jure par les planètes qui rétrogradent, courant tantôt et tantôt s’éclipsant par la nuit aux ombres envahissantes, par l’aube à la clarté diffuse, en vérité c’est la parole d’un messager imminent ».
Dans son livre, Faouzia Farida Charfi démonte, preuves scientifiques à l’appui, les allégations des concordistes. Et leur méthodologie: « Dans le concordisme, on détourne à la fois la science et les textes religieux ».
On perd le nord
La barbe blanche en collier, la mine grave, Zaghloul Ennajar égrène, ce 14 avril, d’autres découvertes scientifiques annoncées par le Coran, comme l’existence de sept terres et sept cieux qui composent le monde. « Chose établie scientifiquement », lance le géologue sans davantage de précisions. « Monsieur, vous vous adressez à des étudiants et à des universitaires, vous devez citer vos références », l’apostrophe un étudiant, irrité par l’absence de toute preuve avancée par l’universitaire.
Passionné de sciences et d’astrophysique, Najib El Mokhtari, personnalité connue dans l’univers du Web, a soufflé ce jour-là des questions à des membres de l’assistance à Fès pour clouer le bec au prédicateur. Peu habitué à être interpellé de la sorte, Zaghloul ignore les intrus. Il écrira plus tard, sur sa page Facebook, que ces étudiants quelque peu tatillons ne sont qu’une poignée de « méchants qui ne représentent pas les Marocains ».
Il faut dire que Zaghloul a l’habitude de s’adresser, dans les pays arabes, à des assistances acquises à al îjaz al îlmi et dont les applaudissements tiennent lieu de ré- action. Un îjaz îlmi qui a aussi de plus en plus la cote sur les bancs des universités marocaines, où d’autres porte-voix du concordisme sont reçus avec les honneurs par des professeurs universitaires.
C’est ainsi que l’université Abdelmalek Essaâdi, à Tétouan, accueille chaque année depuis 2005 un congrès international du concordisme où étudiants, chercheurs et enseignants sont tout ouïe aux discours sur les miracles scientifiques du Coran. « On essaie de travailler d’une manière académique », nous dit Mohamed Bourbab, professeur de biologie et organisateur de la rencontre. Il est aussi président de l’instance « Eajaje Northen Morocco », vitrine du îjaz dans le nord du Maroc et dont la raison d’être est de diffuser les thèses concordistes.
Académique, vraiment ?
Converti au concordisme, Bourbab reprend l’exemple célèbre de la formation de l’embryon qu’il étaye par un verset du Coran tiré de la sourate de la Résurrection, devenu un élément de langage chez les concordistes à force d’en user. « L’Occident, nous dit-il, n’a découvert les étapes de formation de l’embryon qu’au 19e siècle. L’humanité considérait que l’embryon était créé par l’homme ou par la femme, ou à partir de menstruations », poursuit à tort notre interlocuteur. Il faut pourtant un ovule pour faire un embryon, ovule que le Coran n’évoque pas, mais cela ne semble pas perturber le biologiste. De la science dure aux sciences économiques, il n’y a qu’un pas qu’il a franchi pour s’immerger totalement dans le concordisme.
Lors du 7e congrès sur les miracles scientifiques dans le Coran et la Sunna, qui s’est tenu en mai dernier à Tétouan, une dizaine de théologiens, venus d’Egypte, de Tunisie, d’Algérie et du Qatar, ont répondu à l’appel de Mohamed Bourbab. Le thème phare ? Le miracle économique. Devant un parterre d’étudiants, des partisans de l’îjaz ont soutenu que la finance islamique, découverte tardive sous nos cieux, existe dans le Coran depuis quatorze siècles.
« Ce sont des sessions gratuites au profit des étudiants de la faculté polydisciplinaire de Tétouan », s’enorgueillit Mohamed Bourbab, organisateur du colloque. De la science à la Charia « Il y a un engouement inquiétant pour le concordisme. D’autant plus inquiétant que les conférences s’adressent à des étudiants en sciences, qu’on habitue à la paresse en les incitant à chercher la science dans le Coran », s’inquiète un chercheur.
Surtout que le concordisme est une prédication qui ne porte pas son nom, une sorte de « daâwa new wave » qui, sous le manteau de la science, justifie l’application de la Charia. C’est le cas, par exemple, lorsque Zaghloul Ennajar décrète que les femmes sont plus exposées aux rayons ultra-violets que les hommes. Il en déduit naturellement que les femmes doivent se voiler pour se protéger des rayons misogynes.
Même topo sur l’héritage où nos gourous nous font la démonstration que la femme a scientifiquement ce qu’elle mérite, et qu’il n’y a donc aucune inégalité entre hommes et femmes sur cette question.
Ces prêches ne sont pas sans nous rappeler le discours en vogue des concordistes au moment de l’éclatement de la crise financière en 2008, qui criaient sur tous les toits que « le Coran proscrit l’usure et l’intérêt », une interdiction qui nous aurait évité la crise si elle avait été respectée. Autre « miracle » : la médecine prophétique, « trait d’union » entre médecine scientifique et vérités incluses dans le Coran et la Sunna, pour trouver des remèdes. Parmi les maladies traitables avec les plantes et la prière, des cancers incurables !
Le soft-power wahhabite
« Au cours des années 1970, avec l’arrivée du wahhabisme et des télévisions, le concordisme prend une dimension considérable. Il n’y a pas que des sites Internet, mais des institutions aussi, en Egypte et en Arabie Saoudite », expliquait Faouzia Farida Charfi en 2013. Au fil des années, le wahhabisme a étendu sa toile sur le Maroc aussi, sous couvert de concordisme.
Les cheikhs saoudiens et égyptiens, qui foulent le sol du Maroc pour professer leur science, gravitent tous autour de la Commission internationale des signes scientifiques du Coran et de la Sunna, instance basée à La Mecque, fondée par la Ligue mondiale islamique et financée essentiellement par l’Arabie Saoudite. L’une de ses missions – assumées – est de « faire en sorte que le miracle scientifique du Coran et de la Sunna soit un moyen de prédication ».
Cette Commission des signes scientifiques, qui sert de bras armé dans les facultés à travers le monde musulman, a une antenne au Maroc, longtemps dirigée par le docteur en informatique Driss Kharchaf. Un fairevaloir considéré comme l’initiateur du concordisme au royaume. Auteur de Darwinisme entre le Coran et la science, où il réfute tout bonnement la théorie de l’évolution, l’homme diffuse ainsi la thèse créationniste défendue par les gourous saoudiens de la commission.
« Dès les années 1980, j’ai commencé à travailler sur l’analyse mathématique du Coran et j’ai trouvé des choses qui n’avaient jamais encore été révélées », étale Driss Kharchaf. Exemple, « le cryptage, prisé dans le monde de l’informatique, existe dans le livre sacré. C’est avec le cryptage qu’on déchiffre Alif, Lâm, Mîm », précise cet universitaire. Voilà ce qui révèle le degré scientifique de ces recherches.
Qu’à cela ne tienne ! Kharchaf a été récompensé par la commission mecquoise pour l’ensemble de son œuvre en se voyant confier une chaire, créée au sein de l’université Sidi Mohammed Ben Abdellah à Fès. Une chaire baptisée sobrement ‘Al îjaz al îlmi dans le Coran et la Sunna et le développement personnel’. « Nous l’avons créée en 2010 en coordination avec la Commission des signes scientifiques dans le Coran et l’aide de l’université de Fès », reconnaît son acolyte Saïd El Maghnaoui, successeur de Kharchaf à la tête de la chaire et qui enseigne les études islamiques à la faculté des lettres.
Il s’agit d’une chaire mobile qui s’adresse aux étudiants comme aux chercheurs dans plusieurs villes, principalement à Fès, Tanger, Tétouan et Marrakech. Des dizaines d’événements sont organisés dans le cadre de cette chaire. Il faut dire que l’expansion de la daâwa concordiste à travers l’enseignement universitaire est un des objectifs fondamentaux de la commission internationale basée en Arabie Saoudite.
Et cela marche de plus en plus au Maroc. Preuve en sont les sollicitations qui pleuvent sur Driss Kharchaf. « Après mon départ volontaire de la faculté d’Agdal, à Rabat, on m’a demandé de donner des cours de concordisme, ce que je faisais bénévolement », dit-il. Et ce n’est pas tout : la Commission des signes scientifiques dans le Coran et la Sunna ambitionne depuis sa création de faire du concordisme un enseignement académique reconnu par les universités au même titre que les mathématiques, la biologie et la physique.
Au Maroc, l’engouement pour les conférences aux thèses concordistes données aux étudiants et aux chercheurs a poussé Saïd El Maghnaoui a réunir une équipe d’enseignants et d’inspecteurs pour concocter des manuels parallèles à ceux de l’Education nationale. « Le projet est en cours depuis plusieurs années, j’espère qu’il va aboutir. Bien entendu, le but de ces manuels ne sera pas de se substituer à ceux du ministère, mais d’aider les élèves et les étudiants à bien assimiler leurs cours à la lumière de nos manuels », détaille l’enseignant. Evidemment.
Pas de garde-fou?
Cet entrisme aux teintes wahhabites ne semble pas alerter le département de l’Enseignement supérieur et encore moins le ministère des Habous. Le Conseil supérieur des oulémas accueille même, dans ses locaux, des activités de la chaire de l’université de Fès sur le concordisme et met la main à la poche pour héberger les conférenciers. « On a organisé récemment deux activités avec le Conseil des oulémas de Tanger, dont une en avril. On a d’ailleurs décidé d’en faire un rendez-vous annuel », se félicite Saïd El Maghnaoui.
Le thème de la rencontre est dans l’air du temps : le concordisme scientifique entre l’environnement et le Coran. « C’est en relation avec la COP22 », ajoute El Maghnaoui. Quant au congrès international organisé au sein de l’université Abdelmalek Essaâdi, il est financé en partie par la commune de Tétouan et la région Tanger-Tétouan-Al Hoceïma. « Ils s’occupent de l’hébergement des invités. Cela ne dépasse pas 60 000 dirhams pour la commune et la région nous finance pour un montant similaire », précise le président de l’instance Eajaje Northen Morocco , Mohamed Bourbab. « En revanche, le Conseil des oulémas ne veut plus s’associer à nos événements, craignant l’image d’une influence wahhabite », nuance Bourbab, également membre du PJD.
« Ce n’est pas moi »
« Ce n’est pas le ministère des Habous qui organise ces événements », nous répond une source au département d’Ahmed Toufiq. Contacté par TelQuel, Houdaifa Ameziane, le président de l’université Abdelmalek Essaâdi, fief du îjaz dans le royaume, nous dit d’emblée qu’il ne peut pas nous recevoir, car il ne dispose pas de détails sur les manifestations concordistes tenues dans son université. « Ecoutez, j’ai 82 000 étudiants et 1000 enseignants de tous les bords. Je n’ai pas été nommé à la présidence pour mener une chasse aux sorcières.
Ce sont des enseignants, des Marocains, qui ont leurs convictions, je n’ai pas à décréter ce qui est bon et ce qui ne l’est pas », s’emporte-t-il. « Si c’était quelque chose de malveillant, ils auraient été contactés par les autorités. Nous sommes dans un pays démocratique qui accepte tous les points de vue, ce n’est pas moi qui les ai recrutés, ce sont des fonctionnaires qui organisent des manifestations dont les autorités sont au courant », ajoute-t-il.
Bref, tout le monde se renvoie la balle. Et, pendant ce temps, le îjaz trace son petit bonhomme de chemin dans les universités, les médias du pays, mais aussi dans les librairies. Lors du dernier Salon international de l’édition et du livre de Casablanca, les ouvrages concordistes représentaient la grande majorité des publications religieuses. « De plus en plus de livres traitent des signes scientifiques du Coran et leur succès va grandissant », constate Bassam Al Kurdi, du Centre culturel arabe et bon connaisseur du monde de l’édition.
Décadence scientifique
« Au lieu de chercher du sens dans le livre sacré, on y cherche des preuves scientifiques. Et si la science se trompe, ce qui n’est pas exclu, comment justifierait-on le miracle scientifique dont on aura prouvé la véracité par le Coran ? », s’interroge Mustapha Bouhandi, chercheur et spécialiste de religions comparées.
« Curieusement, cette démarche concordiste n’a jamais existé dans la tradition islamique au moment où elle était scientifiquement créatrice (que ce soit pendant la révolution optique avec Ibn al-Haytham, XIe siècle, avec la création de l’algèbre par Al Khawarizmi, IXe siècle, ou encore à travers l’accumulation des observations astronomiques du IXe au XVIe siècles ou même avec l’invention de la méthode expérimentale chez Ibn al-Haytham, XIe siècle) », fait remarquer la radio France Culture dans une émission consacrée au sujet en 2013.
« Le concordisme est venu du christianisme et il a contaminé l’islam, mais il était tout à fait prêt à l’accueillir (…) Ce qui est très étrange, c’est que ce concordisme n’a jamais existé lorsque les musulmans étaient efficients », ajoute l’intellectuel tunisien feu Abdelwahab Meddeb.
Une source au sein du ministère des Habous et des Affaires islamiques, qui rejette ces théories concordistes, abonde dans ce sens: « C’est la réaction des musulmans aux 19e et 20e siècles, car ils ont vu qu’ils étaient dépassés par l’Occident qui nous a colonisés, par la technologie, par la science. Ils se disent, tiens, on les a précédés, il y a tout dans le Coran. Mais le Coran est un livre de guidance et non de science. » Contacté par TelQuel, Ahmed El Khamlichi, directeur de Dar Al Hadith Al Hassaniya, dit n’accorder aucun crédit aux thèses concordistes. Mais alors, vu cet unanimisme, pourquoi l’Etat persiste-t-il à ignorer le phénomène, voire à le cautionner?
Caution scientifique: la manip’Des vidéos de scientifiques occidentaux présentés comme cautions des miracles scientifiques du Coran tournent depuis des années sur Internet. Elles sont l’oeuvre de Abdul Majeed Zindani, l’un des fondateurs de la Commission sur les signes scientifiques du Coran et de la Sunna. Durant les années 1980, cette commission a invité en Arabie Saoudite des spécialistes dans différentes matières scientifiques, les faisant voyager en première classe avec leurs femmes. Ils étaient logés dans des palaces, recevaient des honoraires de 1000 dollars et dînaient avec des dignitaires. On a expliqué à ces scientifiques que la commission était neutre et prête à écouter les Guidés par Zindani, ils étaient interviewés et poussés à admettre l’inspiration divine de ce verset. L’admettre est un bien grand mot puisque plusieurs d’entre eux s’en sont tenus à des phrases passe-partout que Zindani leur a soufflées, du genre « Mohammed ne pouvait pas avoir connaissance de ces réalités à son époque ». La Commission sur les signes scientifiques a distribué à grande échelle la vidéo de ces témoignages qu’elle a titrée Ceci est la vérité. Joe Leigh Simpson, professeur d’obstétrique et de gynécologie et presbytérien pratiquant, a été pris à ce piège à propos du foetus que les concordistes disent être décrit dans le Coran. Malgré ses dénégations quand il a compris la combine, son témoignage tourne toujours sur le Web, et il est toujours cité dans les émissions de télévision du Moyen-Orient et les bestsellers des concordistes musulmans.[/encadre] |
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