Pensant au mouvement que Nasser Zafzafi a fini par incarner, je ne peux m’empêcher de penser aux récits d’un écrivain marocain, lui-aussi originaire du nord, Mohamed Zefzaf (1943- 2001). Il fut le romancier du Casablanca des années 1980. Mais la réalité qu’il décrit, si elle semble dater pour la mégalopole, a d’étranges similarités avec celle des petites villes en ébullition des marges du Maroc contemporain.
L’étoile littéraire de Mohamed Zefzaf a été en partie éclipsée par celle de Mohamed Choukri. L’auteur du Pain nu est l’emblématique figure d’une constellation associant misère économique et hyperréalisme sordide. Le travail de Zefzaf peut rappeler en cela celui de Choukri. Mais si Choukri, dont l’aura littéraire doit beaucoup au mythe de Tanger, reste l’écrivain des marges, de toutes les marges, économiques, sexuelles, sociales ou géographiques, Zefzaf est d’abord l’écrivain des classes populaires dominées, des marges “intégrées” si l’on veut. Ses personnages évoluent dans des bidonvilles et des quartiers périurbains, ils travaillent, ou se débrouillent plutôt dans les interstices de la poussive économie du pays. Sa ville de prédilection, ce n’est pas le Tanger des années 1970, mais le Casablanca des années 1980 et 1990.
Dans ses romans, il décrit une économie étranglée, des périphéries où l’argent circule au compte-gouttes, des quartiers dépendants massivement de contrebande et de petits trafics, et bien sûr, ce qui va avec ce genre d’économie, une culture politique propre. Dans L’œuf du coq (1984) ou Le Quartier de derrière (1992), Mohamed Zefzaf apparaît comme l’écrivain de la culture makhzénienne par excellence. Petits “moqaddems” et petits délateurs, pressions et corruptions, minables combines et grandes frustrations macérées, l’auteur décrit dans un luxe de détails romanesques tout l’attirail d’une culture politique particulière. Un monde disparu, sous sa forme pure du moins, des grandes villes marocaines. Le Casablanca décrit par Zefzaf ne ressemble plus à la mégalopole d’aujourd’hui. Sa culture politique a changé. Parce que son économie a changé.
C’est là que réside la leçon essentielle des textes de Zefzaf. Sa finesse psychologique n’empêche pas cette leçon marxiste : la culture politique s’associe nécessairement avec une économie particulière. Le monde décrit par Zefzaf s’est dissipé sans totalement disparaître dans une économie désormais marquée par des inégalités salariales plutôt que par la pénurie d’argent. Et c’est là que les événements d’Al Hoceïma résonnent d’une étrange manière pour un lecteur de ses romans. Les revendications des manifestants, la sociologie et l’économie de cette petite ville et de toute la région, et probablement, la culture politique des agents d’autorité du coin, tout cet univers rappelle irrésistiblement le monde des récits de Mohamed Zefzaf. Une lutte permanente contre des goulots d’étranglement économiques, la quasi-absence de salariat, la débrouille permanente, d’un côté, et de l’autre un rapport tendu des agents de l’ordre avec la population, et probablement une petite corruption endémique.
Les événements d’Al Hoceïma, c’est le face-à-face du vieux Makhzen et de la vieille économie. D’où la difficulté des grandes villes à cerner le phénomène. D’où, surtout, ce dilemme : comment en finir avec la vieille culture sécuritaire alors même que la vieille économie se maintient encore. Un modeste conseil, pour commencer : lisez Zefzaf et libérez Zafzafi.