EDITO - Jouahri, l’homme blessé

Par Aicha Akalay

Ses conférences de presse font toujours carton plein. Quand il pénètre dans la salle où les journalistes l’attendent avec impatience, d’un pas dynamique, il serre la main de tout le monde, comme aucun autre haut responsable public ne le fait. Du haut de ses 78 ans, Abdellatif Jouahri est une rock-star. Une vraie. Mais au-delà du show bien rodé, le wali de Bank Al-Maghrib ne donne jamais dans l’esbroufe, son courage et sa rigueur font l’unanimité. L’écouter parler de la politique monétaire ou de la situation du secteur bancaire, avec son roulement de “r” reconnaissable entre mille, fait partie des grands moments de la carrière d’un journaliste. On y apprend beaucoup. Sans l’ombre d’un doute, l’homme est respecté et apprécié. Par tous, médias, professionnels et représentants d’organismes internationaux. Mais il est aussi jalousé, son poste étant convoité par des patrons de banque, de hauts responsables publics et même par des ministres en exercice. Sauf qu’aucun n’a sa trempe. Conservateur, prudent, Jouahri préparait le changement du régime de change depuis des années. Ces derniers mois, il a multiplié les opérations de communication pour expliquer, rassurer, et a engagé sa parole : aucune dévaluation du dirham n’est à craindre. Et le Palais a été régulièrement informé de l’évolution du dossier. Début juillet, le Maroc devait ainsi débuter la fluctuation de sa monnaie

 

Seulement voilà, des banques de la place ont trahi la confiance de Abdellatif Jouahri. Et finalement aussi leur pays. Pas las de se gaver, ils ont massivement spéculé sur le dirham. Certaines sources fiables évaluent le montant de ces spéculations à plus de 20 milliards de dirhams. C’est la crise entre les banquiers et leur autorité de tutelle, qui ordonne une enquête. Pas tous ont spéculé — les échos de la place reconnaissent que seul un banquier s’est montré exemplaire —, mais ceux qui l’ont fait devraient être durement punis. Quand l’enquête donnera ses résultats, espérons que les pénalités — soyons fous — soient cent fois plus élevées que les gains escomptés. Hors de question de se contenter d’une admonestation entre quatre murs. Il faut une sanction pour l’exemple, car cette trahison a porté atteinte à la crédibilité du wali de la banque centrale, dont les promesses et gages ont été ignorés par ses propres ouailles. Et surtout, quelle meilleure preuve du manque de confiance en son pays et ses institutions.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, il a fallu que le très effacé Chef du gouvernement s’en mêle. Dans une interview diffusée à la télévision le 1er juillet, Saâd-Eddine El Othmani a révélé la largeur de la bande de fluctuation du dirham (5%) devant les yeux ébahis de téléspectateurs avisés. Ce qui serait resté un secret d’Etat jalousement gardé sous d’autres cieux, est révélé sans grande émotion. L’entourage du Chef du gouvernement jure que cette sortie était préméditée, pour “rassurer” et aussi pour se faire mousser. Il fallait prouver qu’il maîtrise le sujet, affirme une source proche d’ El Othmani. Depuis, le dossier n’est plus entre les mains de la banque centrale, mais sur le bureau de la primature. Au-delà de l’affaiblissement d’un wali qui avait tous les atouts pour mener cette réforme à bien, la gestion de cette affaire révèle encore une fois de graves défaillances de gouvernance. La fluctuation du dirham est reportée sans explications, les autorités monétaires, jusque là éloignées des contingences politiques, sont mises à mal, et une réforme majeure est désormais entre les mains d’une institution qui semble en ignorer les enjeux — rappelons que le Chef du gouvernement n’a été que récemment briefé sur cette réforme. Qui est responsable de ce cafouillage général ? Personne ne nous fera la politesse de nous le dire.