La chaussure serait-elle politique ? Et le body, la jupe, et même le string et la nuisette ? Depuis quelques années, la multiplication des enseignes de prêt-à-porter, essentiellement féminin, a changé le paysage urbain des grandes villes marocaines.
Cette floraison est mise sur le même plan que celle des grandes surfaces, des magasins de luxe ou des fast-food. La même logique est en oeuvre, certes : naissance d’une classe moyenne et insertion accélérée dans la mondialisation à travers les franchises. Pourtant, le prêt-à-porter féminin, dans sa banalité même, apporte une dimension insoupçonnée à cette évolution. Car les mécanismes qui sous-tendent ce marché sont subtilement différents.
Les grands malls, concentrés sur la façade atlantique, signalent les lieux où se concentre la bourgeoisie marocaine. Demain, avec l’intégration prévue dans la Cédéao, s’ajoutera à cette grande bourgeoisie marocaine avide de luxe occidental celle de l’Afrique de l’Ouest, qui viendra probablement consommer à Casablanca ou Tanger. Quant au fast-food, dans l’ampleur de son éventail, il attire les familles qui s’ouvrent à peine à la consommation alimentaire hors foyer, une nouveauté anthropologique pour les Marocains.
Mais ce que disent Zara, Mango, Stradivarius ou d’autres, est très différent. Le public visé est essentiellement féminin et jeune. Ce sont rarement des adolescentes dépendantes de leurs parents qui achètent chez Zara, et plus rarement encore des mères de famille. Le gros de la clientèle est fourni par ce miracle de l’émergence économique: le salariat féminin.
Un magasin Stradivarius placé dans une rue quelconque d’une quelconque ville moyenne marocaine, Fès ou Meknès, c’est toute une affirmation sociologique. Une affirmation tranquille: il y a là, dans cette ville, dans ce quartier, une masse de quelques centaines d’employées, assez jeunes encore pour ne pas être responsables d’une famille à nourrir et à éduquer, et disposant d’un revenu suffisant pour se permettre une consommation qui n’est plus la nécessité absolue, sans être encore le luxe ostentatoire. C’est exactement dans l’entrelacs de cet entre-deux de la nécessité et du luxe que se place le prêt-à-porter féminin.
A cette signification économique des franchises occidentales s’ajoute une dimension culturelle : le salariat féminin émancipe par la consommation. Certes, on aurait préféré, les idéologues auraient préféré, une émancipation par la politique et le militantisme. Mais à défaut, la consommation — celle qui est alimentée non pas par la rente pétrolière distribuée par le patriarcat étatique, mais par l’emploi indépendant — est une preuve et un moteur d’émancipation féminine. Ces emplois féminins, on les imagine : plateformes de centres d’appels, cadres moyens et cols blancs du secteur bancaire et commercial, et toutes les sphères qui les accompagnent, droit, communication, comptabilité. Rien d’exceptionnel.
C’est pourtant cette banalité qui fait les révolutions socioéconomiques paisibles. Celles que l’Europe a connues dans les années 1950, l’Extrême-Orient dans les années 1980, et que, à notre tour, on commence à approcher. Les esprits chagrins aiment à souligner les méfaits de ce type de consommation: main d’oeuvre surexploitée et aliénation du consommateur. Au risque d’oublier ce que ces logos fluorescents cachent de sens politique. C’est à l’entrée de ces magasins, au détour de ces avenues commerçantes, que se construit le Maroc de demain.