Lever les yeux sur la nuit étoilée est courant. Et sans être astronome, des noms d’étoiles exotiques viennent à l’esprit : Bételgeuse, Véga, Aldébaran… Mais rare est le promeneur nocturne qui s’interroge sur ce phénomène : une bonne partie des étoiles visibles à l’œil nu portent des noms arabes.
Oui, les quelques centaines d’étoiles répertoriées avant l’âge du télescope, placées au sein d’une cartographie du ciel très élaborée, ont été nommées en grec, en latin et en arabe. Avant que la détection par des moyens artificiels ne multiplie le nombre d’étoiles et les nomenclatures chiffrées, les étoiles faisaient partie du patrimoine commun de l’humanité et de son quotidien. Les astronomes-astrologues remplissaient un rôle crucial pour les marins, les paysans attentifs au climat et les philosophes soucieux du destin. Et, naturellement, les étoiles étaient baptisées au fur et à mesure qu’on les identifiait et les plaçait dans une constellation. Les civilisations successives se passaient ce savoir et les noms qui vont avec. Les appellations d’étoiles, jolies ou absurdes, racontent d’abord une histoire ce qu’il y a de plus humain : les Grecs identifient des constellations, relayés par les Romains, puis par les Arabes. Trois civilisations, trois langues, trois couches successives fixées sur le ciel unique.
Mais à quoi nous avance-t-il, après tout, de savoir qu’au-dessus de nos têtes, chaque nuit, s’allument des astres baptisés par des Gréco-romains et des Arabo-musulmans ? C’est que cette réalité nocturne et muette raconte l’histoire de la première mondialisation, que la seconde, que nous vivons, trahit parfois. On fait de la civilisation arabo-islamique le repoussoir de la paix démocratique et libérale du monde d’après 1989. Terrorisme, autocratie, conservatisme social, les maladies de la globalisation contemporaine semblent s’incruster dans cette zone. Et on finit par oublier. Ses propres ressortissants finissent par oublier que ce “Grand Moyen-Orient ”, tant décrié par les néoconservateurs et leurs épigones actuels, fut un des acteurs les plus importants de la première mondialisation qui tenta de rapprocher, de l’Atlantique à l’Extrême-Orient, les cultures et les valeurs.
Lorsque l’on observe luire dans la nuit Baten Kaitos (nomenclature technique : Zeta Cet), personne ne voit en elle “Batn Qaitos”, le ventre de Cetus, un nom arabo-grec emblématique de cette mondialisation gréco-arabe du ciel. Celbalrai (Beta Oph) est “Kalb al-ra‘i”, le chien du berger. Denebola (Beta Leo) est “Denb al assad”, la queue du lion. On pourrait ainsi citer des centaines de noms, aussi imagés les uns que les autres, certains mélangeant les références mythologiques grecques aux étymologies arabes comme Rijilkent (Alpha Cen), “Rijl Qantawrus”, le pied du Centaure, ou Deneb Kaitos (Beta Cet), “Denb Qaitos”, la queue de Cetus ; d’autres choisis par les astronomes des cours islamiques — comme Sadalmelik (Alpha Aqr), “sa‘d al malik”, la bonne fortune du roi.
Le plus extraordinaire dans cette histoire, ce sont ces étoiles aux noms qui viennent de la plus haute Antiquité arabe préislamique. Rastaban (Beta Dra), par exemple, est “Ra’s a-thu’ban”, la tête du serpent, une désignation propre à la péninsule arabique. Lorsque l’actualité terrestre vous semble déprimante de conflits et d’incompréhension entre les cultures, levez les yeux au ciel, vous y verrez écrite dans la fixité des étoiles la mondialisation heureuse d’hier et de demain.