Clemente Cerdeira, un nom qui ne vous dira sans doute rien. Et pourtant, cet homme, petit de taille et à la fine moustache, a joué un rôle important dans le Maroc sous protectorat espagnol, en tant qu’interprète, diplomate et espion républicain. Cerdeira a été à la fois l’interlocuteur privilégié de Raïssouni — Chérif des Jbala et ennemi de Abdelkrim —, un proche des milieux nationalistes, un redoutable manœuvrier craint comme la peste par l’administration française, et un diplomate fidèle à la Seconde république espagnole (1931-1939) qui a tenté, depuis le Maroc, de faire avorter le coup d’État de Franco en juillet 1936. La vie trépidante de cet homme caméléon vient d’être exhumée grâce à Mourad Zarrouk, professeur en études hispaniques à l’Université Hassan II de Casablanca, dans une passionnante biographie en espagnol (Clemente Cerdeira, Intérprete, diplomático y espía al servicio de la Segunda República. Reus Editorial, 224 pages), remarquablement construite et écrite (et préfacée par Bernabé López García).
Les débuts de l’interprète
C’est un 1er août de l’an 1889 à Port Bou, dans le nord de la Catalogne, que voit le jour Clemente Cerdeira. Son père, douanier, trouve un poste de gendarme au sein de la Légation espagnole de Tanger, qui accueille nombre de représentations diplomatiques. Là, le papa remarque que les négociations avec les Marocains se déroulent en présence d’un interprète plutôt bien rémunéré. “Pourquoi pas un tel avenir pour mon fils ?”, se dit-il. Il inscrit le jeune Clemente en 1898 dans une école européenne mais aussi au msid, pour y apprendre le Coran et l’arabe. L’enfant découvre deux univers. Il se rend aussi parfois à Fès voir son frère Alfonso Cerdeira, médecin, qui compte parmi ses illustres patients… le sultan Moulay Abdelaziz ! Le jeune garçon le rencontre, en 1905, vêtu d’une jellaba, comme le décrit une note confidentielle de son frère aux autorités espagnoles : “Moulay Abdelaziz me reçut avec des marques appuyées d’attention, me fit asseoir à côté de lui et demanda qu’on fît entrer mon jeune frère Clemente Cerdeira, qui parlait parfaitement l’arabe et qui, avec sa jellaba, inspira immédiatement confiance au sultan”.
Dans la ville spirituelle, le jeune garçon côtoie les futurs éléments du Mouvement national et affine ses connaissances de l’islam en assistant aux cours de la médersa Al Attarine et surtout de l’université Al Qaraouiyine. Dès lors, Madrid repère cet élément singulier, qui maîtrise l’arabe, classique et dialectal, et qui a ses entrées au Palais. Voilà comment Cerdeira intègre le corps des interprètes au sein de la Légation espagnole de Tanger. Il perfectionne son arabe et son approche des mentalités lors de voyages en Tunisie, en 1907, puis au Liban (1910-1912), avant de rentrer au Maroc en 1912 au sein de l’administration coloniale.
Interlocuteur du Chérif des Jbala
La route de Cerdeira croise celle de Moulay Ahmed Raïssouni en 1915. L’interprète accompagne souvent le consul d’Espagne à Larache, Juan Zugasti, lors des pourparlers avec le Chérif des Jbala. Mais Zugasti se fait vieux et, à partir de 1922, Cerdeira devient l’interlocuteur principal de Raïssouni. Rebelle, Robin des bois et “collabo”, Raïssouni, connu pour avoir enlevé Ion Perdicaris et Walter Harris, négocie avec les Espagnols sa part de pouvoir et de privilège. “Grâce à lui, l’Espagne a occupé Larache et Ksar El Kébir sans violence. Les Français se sont trouvés neutralisés dans cette région et ne l’ont pas digéré”, explique Mourad Zarrouk.
Cerdeira est favorable à la négociation avec Raïssouni car, pense-t-il, elle peut déboucher sur une pacification des tribus Jbala. Il s’attire l’ire des militaires — le général Dámaso Berenguer en tête — et des fonctionnaires conservateurs qui optent, eux, pour l’élimination de Raïssouni, dont le mythe du soldat guerrier et immortel grandit. Sous la dictature de Primo de Rivera, l’atmosphère se fait étouffante pour l’interprète. Aussi propose-t-il que le chef rebelle soit nommé khalifa de Tétouan pour l’éloigner de sa harka (ses troupes) et de le mettre sous son joug. Mais la France refuse catégoriquement. Raïssouni n’a-t-il pas contrecarré ses plans à Larache et Ksar El Kébir ? Surtout, Paris se méfie de Cerdeira, considéré aussitôt comme un ennemi des intérêts français dans le nord du Maroc.
L’œil de l’Espagne au Maroc
En 1925, Cerdeira, harcelé, demande à être nommé consul d’Espagne à Fès. Lorsque sa demande atterrit sur le bureau du maréchal Lyautey, ce dernier refuse, après avoir consulté notamment le sociologue Michaux-Bellaire et le capitaine Panabières du service de renseignements. “Tous sont d’accord sur le fait que Cerdeira est trop intelligent et dangereux pour la France. Il maîtrisait l’arabe, connaissait les mentalités et donc n’allait pas être un consul inoffensif”, ajoute Mourad Zarrouk. Lyautey rédige donc une lettre demandant de tenir Cerdeira à l’écart de la zone française. Décision qu’il regrettera après sa démission et l’arrivée musclée du maréchal Pétain, face au soulèvement des tribus rifaines menées par Abdelkrim. Entretemps, le diplomate-espion fraie avec les nationalistes mais aussi avec les renseignements espagnols. Il prend la direction du journal Al Islah de Abdeslam Bennouna, dont il réoriente la ligne éditoriale. Il renoue avec les études au sein de l’Institut marocain des hautes études (IHEM) à Rabat, où il fréquente des intellectuels tels que Lévy-Provençal, Jacques Berque ou Henri Terrasse. “Son vrai but est d’observer le protectorat français, le montage de l’administration. Il fréquente aussi des hauts fonctionnaires du Makhzen, le Palais. Il devient l’œil de l’Espagne sur l’administration française”, décrypte Mourad Zarrouk. Il rédige un rapport confidentiel sur les biens habous, un autre sur la formation des fonctionnaires au sein de l’IHEM… dont il s’inspire pour créer une factice Académie espagnole de l’arabe et du berbère à Tétouan, pour renouveler le vivier des cadres et des traducteurs/interprètes. “Mais l’Espagne n’avait ni les moyens, ni les ressources humaines de la France, éclaire Mourad Zarrouk. Le colonialisme espagnol était direct si on le compare avec le colonialisme français qui était structurel, avec des objectifs à long terme”.
Pour échapper à la pression des militaro-conservateurs, Cerdeira se rend au consulat espagnol à Alger en 1928, où il peaufine un livre sur le droit musulman. La proclamation de la Seconde république espagnole en 1931 est un soulagement pour lui. Il ne compte plus d’ennemis à Madrid, où il retourne travailler à la Direction des colonies. Dans la capitale espagnole, il rédige des rapports sur le nationalisme marocain, parcourt la presse, forme un réseau d’informateurs, comme lors de la création d’une association hispano-islamique qui réunit la fine fleur nationaliste arabe : Chakib Arsalane, Allal El Fassi, Habib Bourguiba, Mohamed Hassan El Ouazzani…
En 1935, il est envoyé en Égypte pour éteindre le feu naissant d’une campagne menée par les étudiants marocains contre l’Espagne. Il noyaute les milieux nationalistes et découvre la naissance de l’islam politique. Au Caire, il rencontre Rachid Rida (disciple de Mohamed Abdou), fréquente les Frères musulmans, rédige un rapport sur la justice musulmane. La même année, il pousse son expérience mystique jusqu’à se rendre à La Mecque, pour passer pour un pèlerin. Puis il est réclamé à Tétouan, où les services français le signalent illico.
Les foudres de Franco
Républicain, Cerdeira refuse de reconnaître le coup d’État initié à Sebta et au nord du Maroc par le général Franco en juillet 1936. Il le paiera cher. Sa femme, Encarnación de la Torre, une catholique pratiquante, et ses trois enfants sont faits prisonniers par Franco. À Tanger, Cerdeira monte, à son initiative, des opérations contre les positions des rebelles, convertit le port et la baie de Tanger en base navale. Il tente de soulever les tribus rifaines, en raison de leur expérience militaire, contre les positions franquistes. C’est un échec. Ses missives aux chefs des tribus sont interceptées par Juan Luis Beigbeder, le Haut commissaire espagnol au Maroc, et le pot aux roses est découvert de même que le réseau d’informateurs de Cerdeira. Les chefs de tribu sont capturés et fusillés. Fuyant les agents de Franco, Cerdeira est envoyé à Casablanca comme consul d’Espagne. Ses tentatives d’armer les nationalistes font long feu. Puis son refus de créer un comité antifasciste, pour ne pas interférer avec l’action des Français, déplaît à Madrid qui décide de mettre fin à ses fonctions au Maroc. La mort dans l’âme, il quitte Tanger pour Newcastle et Liverpool, en Angleterre, où il est nommé consul.
En avril 1939, lorsque la République espagnole tombe, il plie bagage et se rend à Paris d’où il adresse une autorisation au ministère de l’Intérieur de regagner l’Empire chérifien. Niet de Paris. Aussi, c’est dans une France sous occupation nazie que Cerdeira passe les derniers mois de sa vie à Nice, en zone libre. Le 4 mai 1941, un arrêt cardiaque le fauche, à l’âge de 52 ans.
Ironie de l’histoire, c’est Mourad Zarrouk qui récupère, chez la famille Cerdeira, les deux valises niçoises du diplomate-espion, qui renfermaient tous ses documents officiels et officieux. Cette biographie, qui, nous l’espérons, sera traduite et distribuée au royaume, a nécessité dix-huit ans de recherche à Mourad Zarrouk depuis le début de son travail de thèse sur les traducteurs au sein de l’administration espagnole. Elle vient à point nommé rappeler l’importance de la micro-histoire et son enchâssement dans la grande histoire. “Je me suis intéressé à l’homme en effectuant un travail scientifique et sérieux. Je ne voulais ni rendre hommage à Cerdeira, ni le réhabiliter. Or, la présentation du livre en Espagne suscite toujours des remous. La guerre civile a divisé le pays en deux et se poursuit encore aujourd’hui dans les familles. Certains considèrent Cerdeira comme un traître, d’autres comme un héros”, conclut l’auteur.
Par Abdeslam Kadiri
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