Si le populisme est le grand péril politique de notre temps, c’est aussi parce que la démocratie libérale a profondément changé. Le signe qui ne trompe pas, c’est la nouvelle manière d’articuler l’opposition lors des élections décisives : la fermeture du Brexit contre l’Europe, la fermeture de Trump contre l’ouverture libérale des démocrates, la fermeture souverainiste contre la société ouverte de Macron. Car cette opposition entre société ouverte et société fermée est tout sauf un dualisme politique classique. La gauche contre la droite, les démocrates contre les républicains, les travaillistes contre les conservateurs, c’était le dialogue entre deux options idéologiques. Or, aujourd’hui, dans les confrontations qui affectent les vieilles démocraties, l’opposition passe entre le “peuple”, un fantasme agissant, contre les “experts” et les “technocrates”, un autre fantasme. Les uns en appellent à la souveraineté populaire, laquelle, comme on le sait, ne se divise pas, d’où le discours populiste et même insurrectionnel qu’on retrouve chez Le Pen comme chez Trump et même Mélenchon ; les autres en appellent à la raison et se placent comme sujets supposés savoir, uniques détenteurs d’une vérité trop complexe pour lui faire subir l’épreuve de la discussion.
C’est pourquoi on ne peut parler d’un renouveau du populisme sans se pencher sur son double, la prépondérance d’un discours technicien au sommet, qui dépolitise le débat et infantilise l’électeur.
Depuis deux décennies, les élites politiques et économiques ont réussi à imposer une vision du monde dans laquelle la solution est toujours unique, à prendre en bloc et à ne pas discuter. La pratique du plébiscite est significative : l’intégration européenne s’est faite à coups de référendums, une pratique qui propose un bloc à prendre ou à laisser. L’alternative y oppose la voie de la raison (à prendre) à l’aventurisme irrationnel (à laisser). Et très vite on s’est rendu compte que les classes populaires et leurs représentants faisaient du non un étendard à opposer au oui des élites. Le référendum comme politique ultime a fini par contaminer le reste des élections. Désormais, on vote pour le oui (Clinton ou Macron) ou le non (Trump ou Le Pen), sans pousser plus loin l’analyse. Le référendum est devenu l’idéal-type de l’élection, celle qui oppose le “bon” vote (le oui des technocrates et des élites) au mauvais (le non des populistes et des classes moyennes et populaires). À l’extrême limite de ce processus, on ne vote plus pour un programme, un parti ou un projet, on vote pour refuser ou acquiescer, en bloc et en vrac.
Dans les années 1930, la politique finit par se réduire à deux visions : le communisme contre le fascisme. Entre les deux, le libéralisme n’était plus qu’une survivance bourgeoise. Si notre époque rappelle ce passé, c’est par cette simplification qui détruit la démocratie : entre le oui des mondialistes et le non des souverainistes, il n’y a plus d’espace politique, de projets articulés et surtout discutables. Seule reste la confrontation morbide entre l’expert qui parle au nom de la seule solution possible, et le populiste qui dit incarner le suprême refus, doit-il mener au chaos.
L’impasse des démocraties occidentales, et par contamination, des démocraties récentes (comme la Turquie), n’est pas à proprement parler le populisme. Ce dernier n’est que la moitié du tableau clinique. Son double, la technocratie, a sa part dans ce meurtre lent du libéralisme politique.