Les amis, l’heure est grave. Zakaria Boualem est tombé sur un article, publié dans Le Matin du Sahara, qui annonçait avec une certaine fierté une baisse de 10% des décès suite aux accidents de la route. Il vous épargne la suite de l’article, il regorge de statistiques qui, c’est étrange, sont toutes des pourcentages. Impossible de mesurer l’ampleur des progrès sans une enquête complémentaire. Notre héros s’en est chargé, avec l’abnégation que vous lui connaissez si vous êtes des habitués de cet estimable magazine. Seul son souci de vous maintenir dans un état d’esprit guilleret l’empêche de vous exposer les détails de ses recherches, sachez seulement que ce n’est pas glorieux. Malgré les plans d’urgence, les nouveaux codes de la route et les campagnes publicitaires, la guerre civile continue sur nos routes. Devant ce désastre, les explications divergent, ou plutôt elles s’accumulent jusqu’à former un grand tout inextricable et épuisant à lister. Certains insistent sur les infrastructures, on leur répond que l’humain est en cause, on incrimine les autorités, avant de blâmer l’inconscience des automobilistes, tout en déplorant le manque de contrôle, et on recommence dès le début.
Vous connaissez la chanson : tout le monde est un peu coupable, dans le même panier, c’est le Maroc, et merci. C’est un truc chez nous : comme le sucre dans le thé, la notion de responsabilité se dilue dans l’analyse. Soit. Pour alimenter un peu cette réflexion, il faut maintenant vous raconter l’histoire de Zakaria Boualem et du passage piéton qui se trouve à deux pas de chez lui. Il fut un temps où chaque jour, le Guercifi s’arrêtait pour laisser passer les gens. Il est comme ça, le bonhomme, il respecte le Code de la route, et il respecte aussi les gens qui veulent traverser en sécurité, sans avoir à galoper comme des gnous sous la menace d’un crocodile. Mais à chaque coup de frein à l’arrêt au passage clouté, il sentait un puissant agacement dans son dos. Les automobilistes derrière lui ne comprenaient pas son geste. Il a ainsi eu droit à des coups de klaxon agacés, parfois des insultes et même un jour une exhibition intempestive de zerouata (c’était le ramadan, il faut préciser). Certains piétons, aussi surpris, hésitaient longuement avant de s’engager, ils se méfiaient un peu, sentant le traquenard dans cette attitude étrange. Il y a même eu une demoiselle qui a imaginé qu’il la draguait et qu’il ne l’a laissé passer que pour admirer sa démarche. Elle n’avait pas l’air contre l’idée, mais Zakaria Boualem a été beaucoup surpris par l’ampleur du malentendu. Il a même calé un rendez-vous, le bougre, au moment de reprendre sa route, et la suite ne vous regarde pas. Un autre jour, c’est un policier qui lui a reproché son arrêt : il créait des embouteillages. D’un geste d’impatience et d’une main gantée, il l’a sommé de reprendre sa route à vive allure, l’heure n’était pas au civisme, nous sommes pressés, zid zid zid. Il aurait pu ignorer toutes ces réactions, et tel un Don Quichotte du passage piéton, s’obstiner à respecter les passants, au risque de sa propre sécurité.
Mais non.
Un matin, il a abandonné. Il a fait comme tout le monde : il a roulé sur le passage piéton comme si de rien n’était. Froidement. Surprise : cette infraction a causé bien moins de troubles autour de lui que son acharnement absurde à respecter le Code de la route. Avec le temps, il s’est habitué à griller la priorité aux piétons, qui trouvaient ça normal de leur côté. Pas très fier de lui, mais bien conscient qu’il est épuisant d’avoir raison tout seul, il a fini par s’accommoder de cet état de fait, il était devenu normalement incivique et tout est rentré dans l’ordre.
Cette petite histoire, parfaitement exacte mais hélas un peu lourde, illustre comment nous avons fini par créer un environnement étrange, où l’infraction est la norme et la norme une nuisance. Il est très difficile de comprendre comment nous en sommes arrivés là, et encore plus d’imaginer comment s’en sortir. Réfléchissez de votre côté, la demi-finale de la Ligue des champions va commencer, et merci.