Fatym Layachi - L’amour du gratuit

Par Fatym Layachi

C’est dimanche. Il fait très beau. Du coup, le traditionnel déjeuner en famille n’aura pas lieu chez ta tante, mais à la plage. Tu as peur que les discussions enflammées, la voix soporifique de ton oncle et le soleil ne t’assomment. Heureusement, le rosé sera là pour te rafraîchir et tenter de te faire oublier le temps qui passera trop lentement. Vous vous retrouvez donc dans ce resto en bord de mer. Tout le monde a un sourire et une paire de lunettes de soleil sur le visage. Vous échangez des “tu as bonne mine’’, “tu m’as manqué’’, “tu as disparu ces derniers temps’’… pendant que les serveurs finissent de dresser votre table. Ta mère réclame un parasol en plus. Ta mère réclame toujours des choses en plus, c’est presque une question de principe. Vous vous installez. Ton oncle propose de partager une paella et vous vous mettez à papoter. Alors quoi de neuf cette semaine ?

Les élections françaises, les projets de vacances, les défilés de gandouras ramadanesques, et puis il y a Mawazine qui démarre dans pas longtemps. Alors chacun commente la programmation. Entre ta mère qui veut voir Aznavour, ta petite cousine qui frétille à l’idée de voir une de ses idoles dont tu as oublié le nom et ta tante amoureuse secrètement d’un chanteur libanais, tu as l’impression que chacun va y trouver son compte. L’éclectisme, à défaut d’être cohérent, est rassembleur. Ton cousin dit qu’il a contacté un gars pour qu’il lui trouve des invit’. Ton cousin n’est pas particulièrement fan des chanteurs qu’il a prévu d’aller voir en concert, mais bon, ton cousin va dans les endroits pour voir et être vu. Enfin, bref, ça, c’est une autre histoire. Pour l’instant, sa préoccupation c’est d’activer ses contacts pour trouver des invit’. Tu lui dis que les places sont en vente en ligne et dans plusieurs endroits. Il te regarde l’air éberlué. Comment tu as pu oser imaginer qu’il envisagerait d’acheter des tickets ? Comment tu as pu oser imaginer qu’il allait faire les choses comme tout le monde ? Lui ne se sent pas comme tout le monde, alors du coup il se sent assez secoué par ta remarque. Il est tout de même fou ce type  prêt à payer 50 euros pour voir un spectacle si c’est à l’étranger, mais à partir du moment où c’est ici, dans son pays, ça lui semble juste hors de question. Non, ici, Monsieur estime qu’il doit être invité. Il estime qu’il doit être traité avec les honneurs dus à son rang. Il se considère comme parmi les happy few à l’échelle nationale, alors il ne voit pas pourquoi il ne le serait pas quand il y a un évènement.

Il veut une invitation, un badge, un bracelet, enfin n’importe quoi qui lui fasse se sentir privilégié. Tu essaies de le mettre face à ses contradictions, il ne trouve rien à te répondre. Il ne voit pas en quoi ça te dérange. Et puis, de toute façon, “tout le monde fait ça’’. Et c’est vrai qu’autour de toi, tous les gens que tu connais font pareil. Ici, l’aberration devient acceptable à partir du moment où elle est répandue. Ton téléphone vibre sur la table. C’est Zee qui t’envoie des Whatsapp. Son beau-frère a des invit’ pour un concert et comme il ne sera pas là ce week-end, il les lui passe. Elle te propose d’y aller. Tu souris en pianotant sur l’écran de ton iPhone. Évidemment que tu ne dis rien à ton cousin et bien évidemment que tu acceptes. Tu vas aller à ce concert, tu seras ravie d’y être, tu vas croiser plein de gens que tu connais, faire plein de sourires et étaler ta joie en selfies sur Instagram. Une invitation, ça ne se refuse pas, n’est-ce pas ?