L’islam est accusé par le monde contemporain du crime suprême, celui d’être une religion politique. Amalgame entre loi civile et loi religieuse, confusion de la cité terrestre et de la cité céleste, les griefs sont détaillés par la pensée politique qui milite pour la sécularisation du monde musulman, à l’exemple de son partenaire et rival historique, le monde chrétien occidental. Tout est donc cohérent et logique : après le retrait du christianisme de la scène publique qui a adouci la politique, on attend celui de l’islam. Certes. Mais voyons les choses d’un peu plus près. Ce qu’on appelle “laïcisation” de la modernité a-t-elle été vraiment cette marche univoque vers une pacification des rapports entre citoyens ? Ce mythe, car il s’agit bien d’un mythe constitutif de notre modernité politique, masque les dessous d’une laïcisation dont on simplifie l’histoire.
L’idée fondatrice des réformateurs occidentaux après les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe au XVIIe siècle, c’est l’abolition du pilier métaphysique de la politique. En privatisant la religion, ramenée à l’espace domestique, et en intériorisant la foi, qui n’est plus un objet de discussion publique, on vise à expurger la politique de toute dimension émotionnelle. L’idéal est une politique rationnelle, celle d’une communauté de sages ou, à défaut, d’un État absolutiste mais froid. Tel est le cœur même de ce mythe laïc. Car en réalité l’émotion (sanguinaire) n’a pas disparu de la politique avec la sécularisation. Elle s’est au contraire confirmée sous un nouveau masque. Dès la fin du XVIIIe siècle, une autre religion politique émerge, beaucoup plus meurtrière que les religions traditionnelles : il s’agit du nationalisme, qui est le retour moderne du refoulé religieux. Écartant la foi et les attachements sentimentaux, la politique laïque ouvre un vide où s’engouffre l’émotion post-religieuse.
Les crises politiques que connaissent aujourd’hui à la fois le monde occidental et le monde arabo-musulman, pour contrastées qu’elles soient, ont la même racine. En Occident, la gestion des émotions, leur sublimation politique, semble ne plus fonctionner. Après tout, qu’est-ce que le populisme, cette vague qui rompt toutes les digues depuis quelques années dans les vieilles démocraties, sinon une incapacité à gérer les émotions collectives, la colère et le ressentiment en particulier ? Quant au monde arabo-musulman, la négation du fait religieux par les laïcités autoritaires du siècle dernier a provoqué un effet boomerang : les sociétés sommées de se débarrasser de leur dimension métaphysique l’ont au contraire rendue plus aiguë. La Turquie est un cas d’école : Atatürk a remplacé la religion par un nationalisme farouche, la société en réaction s’est réarmée religieusement, et voilà Erdogan qui propose une synthèse islamo-kémaliste de la colère.
La laïcité pensée comme l’évacuation de l’émotion métaphysique hors de l’espace public n’a donc jamais fonctionné dans sa logique primitive. Ce déni de l’émotion, loin de rationaliser la politique, l’a au contraire rendue sujette à des fluctuations hystériques. Il est aujourd’hui difficile de prévoir les voies de sortie pour la Turquie après Erdogan, la Russie après Poutine, l’Europe et les États-Unis après les vociférations populistes, le Moyen-Orient après l’islamisme… Mais une chose est sûre : il n’y a pas de politique sans un espace minimum d’expression émotionnelle. Car les utopies ultra-rationalistes finissent par engendrer des monstres.